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les yeux se tournaient, le chef reconnu de ce grand parti libéral d’alors, qui voulait la réforme sans vouloir la révolution. Sa réputation était devenue européenne, et il avait reçu au lendemain de sa chute les témoignages les plus flatteurs de l’estime où le tenaient les souverains étrangers. C’est ainsi qu’une lettre du marquis Caraccioli lui offrait, au nom du roi de Naples, de venir prendre l’administration du royaume des Deux-Siciles et que la grande Catherine écrivait à Grimm : « M. Necker n’est plus en place. C’était un beau rêve que la France a fait et une grande joie pour ses ennemis. Le roi de France a touché du pied à une grande gloire. Il fallait à M. Necker une tête de maître qui suivît ses enjambées. » Aussi n’était-il pas un étranger de distinction traversant Paris, pas un prince en visite qui ne recherchât la connaissance de M. Necker, tout comme de nos jours les étrangers qui s’intéressent au sort de notre pays rendent également visite aux membres du gouvernement et à ceux qu’ils considèrent comme leurs héritiers présomptifs. Le salon de M. Necker était devenu ce que nous appellerions de nos jours un salon d’opposition, où les anciens habitués de l’hôtel Leblanc se rencontraient avec ces grands seigneurs éclairés auprès desquels M. Necker avait trouvé un si chaleureux concours. Les questions littéraires et académiques y tenaient moins de place qu’aux anciennes réunions du vendredi ; mais on y causait des nouvelles du jour ; on y gémissait sur l’abandon des plans de M. Necker ? on y critiquait les actes de ses successeurs, et le maître de la maison prêtait probablement à ces propos une oreille moins distraite qu’au temps Où il ne se mêlait à la conversation que par un : « Plaît-il ? » distrait.

Ce qui contribua singulièrement à grandir M. Necker dans l’esprit de ses contemporains, ce ne fut pas seulement l’incapacité de ses successeurs, ce fut aussi la manière élevée et digne dont il occupa ses loisirs. Notre temps est accoutumé à voir les hommes d’état passer de la politique aux lettres et chercher dans des travaux de philosophie, d’histoire ou de critique l’emploi des années dont la mobilité de nos institutions leur assure la liberté. Mais c’était chose nouvelle alors de voir un ministre disgracié s’occupant encore d’études désintéressées et travaillant par là au bien de l’état qu’il ne pouvait plus servir. Pas si désintéressées cependant, pourrait-on dire, car, dans son Traité sur l’administration des finances, M. Necker cherchait à défendre ceux des actes de son administration qui avaient soulevé certaines critiques et à développer les réformes dont sa disgrâce l’avait empêché d’essayer l’application. « M. Necker, disait assez-méchamment Mme de Marchais (sans doute après la brouille), aime la vertu comme on aime sa femme et la gloire comme on aime sa maîtresse. » C’est surtout l’amour