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remarquable et qui ne l’est guère, ils essaient d’effrayer l’Europe par la menace de scènes de vandalisme dont ils seraient les premières victimes. Chaque jour leurs journaux s’écrient : Qu’importe le passé ! ne songeons qu’à l’avenir. Chaque jour ils déclarent que, si l’Europe ne vient pas au secours de la Grèce, tous les débris antiques périront dans la lutte. Les plus exaltés vont jusqu’à proposer de dresser des batteries dans les Propylées afin d’y attirer les boulets turcs. Jeu impie et barbare qui déshonore ceux qui s’y livrent ! Dépouillée de sa couronne, de temples et de statues, que serait la Grèce ? Qui voudrait se battre pour elle ? Qui voudrait même s’exposer à une négociation diplomatique dangereuse pour lui assurer un succès ? Ce qui fait son charme, sa force, son prestige, sa gloire unique, au milieu de tous les peuples qui se disputent l’Orient, c’est le reflet divin que l’art antique répand encore sur elle à travers tant de révolutions et tant de ruines. Les plus grandes conquêtes territoriales ne remplaceraient pas pour la Grèce l’Acropole ; la vieille citadelle avec ses marbres écroulés, est pour le petit peuple qui s’élève à ses pieds une plus sûre garantie de l’avenir que ne le seraient de longues frontières, un budget en équilibre et une bonne armée.

On s’explique fort bien l’espèce d’irritation qui s’est emparée de la Grèce depuis quelques mois. Toujours déçue dans ses espérances, tandis qu’autour d’elle tant d’autres nations voyaient se réaliser les leurs, elle a fini par sentir l’impatience et la colère lui soulever le cœur. Fatiguée d’ailleurs des agitations parlementaires, des luttes politiques qui la travaillent depuis si longtemps, quelque peu dégoûtée des rivalités personnelles qui constituent presque toute sa vie nationale, elle se demande si une entreprise belliqueuse, même malheureuse, ne retremperait pas les caractères, ne ferait pas surgir des hommes nouveaux, ne donnerait pas l’essor au génie hellénique étouffé dans des frontières étroites ; et sous un régime constitutionnel mal conçu. Trompée par l’Europe ou du moins par certaines puissances européennes, elle rêve enfin de vengeance, dernière ressource de ceux qui n’ont plus d’espoir. Périr dans une catastrophe qui engloutirait tout ce qui reste de la civilisation antique, ne serait-ce pas tomber d’une grande chute ? Ne serait-ce pas finir avec un incomparable éclat ? Heureusement, l’héroïsme chez les Grecs est toujours tempéré par le sens commun. Cette race est d’une souplesse merveilleuse, et peut-être la verrons-nous bientôt, après avoir essayé d’étouffer le monde par sa témérité, n’ayant pas réussi dans cette entreprise, se résoudre, ce qui serait beaucoup plus sûr, à mériter son estime par la sagesse, la prudence et la modération, sinon de ses désirs, du moins de ses actions.


GABRIEL CHARMES.