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la scène, on s’injurie, on se provoque, on se soufflette, Naudet contre Talma, Dugazon contre Fleury. Grâce à ces dissensions, une brèche est ouverte par où va passer la coalition des petits acteurs, des entrepreneurs de spectacles et des petits auteurs. Car c’est bien contre la Comédie-Française que la constituante, le 13 janvier 1791, a voté la liberté des théâtres, pour frapper l’institution dans ce qu’elle conservait de trop aristocratique. Talma, suivi de quelques transfuges, quitte aussitôt ses anciens camarades, et va jouer au théâtre de la rue de Richelieu. Le reste de la troupe continue de donner ses représentations d’ans la salle du- faubourg Saint-Germain. Elle ne tarde pas à y devenir suspecte de modérantisme. Le 2 janvier 1793, elle a le courage de donner la pièce de Jean-Louis Laya, l’Ami des lois, où les jacobins croient reconnaître Robespierre dans Nomophage et Marat dans Duricrâne. C’en est assez pour que la commune prétende interdire la pièce. Les acteurs et l’auteur en appellent à la convention, qui déclare « qu’il n’y a point de loi qui autorise les corps municipaux à censurer les pièces de théâtre ; » mais la commune, soutenue par les clubs, est la plus forte. La Comédie renonce à jouer l’Ami des lois. La voilà notée désormais et devenue, comme on dit dans la langue qui se parle aux Jacobins, « le repaire dégoûtant de l’aristocratie de tout genre. » Il suffira d’un incident, maintenant, pour qu’on ferme le théâtre. Ce sera la pièce la plus innocente ; la Paméla du citoyen François de Neufchateau. Barère le perspicace découvre que cette pièce « fait époque sur la tranquillité publique, » qu’on y voit « non la vertu récompensée, mais la noblesse, » que les « aristocrates, les modérés, les feuillants s’y réunissent pour applaudir des maximes proférées par des milords, » qu’on y entend enfin « l’éloge du gouvernement anglais, » en conséquence de quoi, dans la nuit du 2 au 3 septembre 1793, le comité de salut public fait incarcérer la Comédie-Française en masse, hommes et femmes, au nombre de vingt-huit, « mâles et femelles, » selon le style de l’époque. J’estime que parmi les causes de la nullité littéraire du théâtre de la révolution, cette désorganisation de la Comédie-Française ne doit pas compter entre les moins efficaces.

Un autre trait plus profondément caractéristique encore de cette première période et qu’on vient déjà de voir apparaître, c’est l’envahissement du populaire sur les droits de l’ancienne censure. Et comment les auteurs ou les directeurs y résisteraient-ils, quand les assemblées elles-mêmes se soumettent à cette redoutable tyrannie des foules ? Tout de même au théâtre, c’est le parterre qui fait la loi, qui refuse d’entendre le spectacle du jour, et qui dicte aux acteurs l’affiche du lendemain. On entreprend sur la liberté des directeurs : le directeur du Vaudeville est obligé dd venir en personne, sur la scène, demander pardon et brûler en public une pièce dont l’auteur s’est permis de railler Chénier[1].

  1. Hallaya-Dabot, Histoire de la censure.