Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 43.djvu/452

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

il importe de maintenir les juges au sein d’une démocratie. Quelle que soit la rapidité du mouvement qui entraîne les hommes dans les sociétés les plus turbulentes, il y a une force qui doit former le centre et le pivot : le pouvoir du juge doit demeurer immobile au milieu de ce mouvement universel ; il faut le constituer, l’armer fortement et faire de son rôle une mission dont les factions seront impuissantes à le détourner. Plus cette mission est haute et difficile, et plus est important le choix de ceux qui la rempliront. Relever tes magistrats, les choisir sans faiblesse, à la mesure de leur science et de leur caractère, les entourer de considération et de respect, étouffer l’ambition, récompenser le travail, voilà le devoir urgent. Pour le remplir, le législateur doit se mettre au-dessus de l’esprit de parti, ne voir que l’intérêt supérieur d’une société qu’il s’agit d’arracher aux secousses périodiques des révolutions et fermer l’oreille aux sommations des jacobins comme aux ordres du despotisme.

La démagogie exige une organisation toute nouvelle. — Il faut répondre que nous voulons fonder nos tribunaux sur la tradition attestée par une expérience de trois quarts de siècle.

Elle veut confier des pouvoirs arbitraires au chef politique de la justice. — Nous voulons restreindre les pouvoirs du ministre, lui laisser la direction de l’action publique, la libre nomination des parquets, la discipline, mais limiter le droit qui lui appartient de choisir les juges au gré d’un parti.

La démagogie veut des juges amovibles, les partisans de l’absolu cherchent des magistrats prêts à servir ; le césarisme les jette aux pieds d’un maître ; les jacobins les livrent à la toute-puissance populaire, — Nous voulons des juges permanens qui puissent regarder en face l’arbitraire, de quelque point de l’horizon qu’il se lève ; nous voulons pour juge le plus savait parce qu’il aura le respect des lois, le plus digne parce qu’il déliera la corruption, et le plus libre parce qu’il n’obéira à personne.

La démagogie veut en un mot une justice asservie sous un pouvoir judiciaire esclave de l’exécutif. — Nous voulons une justice indépendante, avec un pouvoir judiciaire placé assez haut pour nous servir de guide dans notre marche et d’arbitre dans les débats inconnus qui sont le secret de l’avenir.

Le désaccord est complet. C’est au pays qu’est réservé le soin de dire s’il se résigne à vivre sous le pouvoir absolu également détestable du peuple ou d’un seul, ou s’il est résolu à fonder un jour la liberté sur le respect des consciences et des lois.


GEORGES PICOT.