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chez soi : le paysan y est connu et y connaît tout le monde. Au chef-lieu de département, il est perdu. L’obligera s’y rendre, c’est lui imposer un sacrifice, c’est altérer la pensée de la constituante lorsqu’elle voulut si sagement que la justice fût portée aux pauvres.

A-t-on calculé exactement les frais de transport à la charge des plaideurs ? les indemnités aux témoins ? aux experts ? C’est se tenir au-dessous de la vérité que de prédire un accroissement du tarif s’élevant au triple et au quadruple.

Les justiciables souffriraient donc d’une réforme qui serait tout au profit des magistrats ; les plaideurs seraient contraints de se déplacer pour que quelques juges, rehaussés par la constitution de plus nombreuses compagnies, siégeassent commodément dans les grandes villes. L’avantage du plus grand nombre n’est pas douteux. Voyons si, à d’autres points de vue, l’intérêt public commande une modification.

Quel sera le premier effet de la suppression du tribunal dans l’arrondissement qui en sera l’objet ? Le mécontentement sera universel : nous venons d’en dire les raisons pour les justiciables. Les habitans de la ville seront bien plus irrités. Pour elle, c’est une déchéance. En perdant le tribunal, elle tombe au rang de chef-lieu de canton. Ce n’est pas le sous-préfet, personnage mobile et solitaire, sorte de délégué voyageur qu’envoie le gouvernement central et qui n’a pas le temps de prendre racine, qui communique à la ville le mouvement et la vie ; c’est le tribunal, son président, ses trois juges, ses deux magistrats du parquet et autour d’eux les officiers ministériels, avoués et avocats, appartenant aux anciennes familles du pays, propriétaires de pères en fils. Qu’on songe à tout ce qui vit autour des quinze familles atteintes et qu’on se demande ce que deviendra la petite ville ainsi décapitée. « Les Parisiens, disait en 1849 un député de la gauche, peuvent perdre quelques-uns des magistrats de leurs cours souveraines, à peine ils s’en apercevront en traversant leurs écoles, leurs musées, leurs bibliothèques ; mais, dans une pauvre ville de province, mutilez la magistrature, éteignez tous ces modestes foyers d’où rayonne quelque lueur de science et de poésie, et dites-moi ce qui restera : des rues silencieuses, des places désertes, une population dont l’âme s’étiole et s’éteint[1]. » Ainsi s’exprimeraient les habitans des chefs-lieux privés de leurs tribunaux. Ils prédiraient à coup sûr la chute des petites villes, dont cette mesure déterminerait l’inévitable et fort prompte décadence. Et quel moment choisiraient les pouvoirs publics pour une telle transformation ? Celui où l’on s’effraie, non sans raison, du courant qui emporte de plus en plus vers les grandes villes la

  1. Discours d’Antony Thouret 1849, Moniteur, p. 436.