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solitude aux lignes simples et grandioses. — Nous voici dans le pays des men-hirs, dis-je à Tristan ; la lande en est peuplée.

Il est tourmenté du désir de les voir, et je voudrais bien lui en montrer au moins un. Autrefois je les ai visités, mais il y a douze ans de cela, et je ne sais plus au juste où ils sont placés. Nous interrogeons successivement un petit pâtre, qui décampe dès que nous lui adressons la parole, et une vieille femme occupée à couper des ajoncs.

— Men-hir ? lui crie Tristan.

Elle nous regarde d’un air ahuri, puis répond d’une voix gutturale :

No lavaret galek.

— Elle n’entend pas le français, dis-je à mon ami ; allons plus loin.

Voici un Breton au chapeau à grands bords et à la veste bleue, qui se profile sur le ciel au sommet d’une crête. Nous nous dirigeons vers lui, et Tristan recommence sa question : — Men-hir ?

Celui-ci ne répond pas ; il se contente d’étendre le bras avec une gravité majestueuse et de nous désigner un point de l’horizon.

— J’achèterai une grammaire bas-bretonne, murmure mon compagnon en maugréant.

Nous marchons dans la direction indiquée et, après bien des détours à travers les ajoncs dont les piquans nous meurtrissent les mollets, nous tombons enfin sur le men-hir désiré. Il se dresse sur un plateau en vue de la baie. C’est une longue pierre de granit, haute de cinq mètres, taillée en amande et couverte d’un lichen jaune. Tristan ne se sent pas de joie, et il embrasse le men-hir, comme il m’a embrassé sur la pelouse de Plô-March.

Après avoir longtemps tourné autour de ce mystérieux contemporain des âges préhistoriques, nous allons nous étendre sur un rocher et nous nous absorbons dans la contemplation de la mer.

L’immense nappe d’eau d’un bleu tendre et lustré s’étale, moirée d’argent, jusqu’à l’ouverture de la baie, limitée au nord-est par le mur en biseau du cap de la Chèvre. Au bord d’un ciel immaculé, les Montagnes noires découpent leurs rondeurs veloutées ; sur leurs flancs, on distingue des clochers de village, des taches de verdure lavées et fondues dans le violet-clair des landes rocheuses ; au bas, de longues bandes de grève ourlent d’une ligne éblouissante les flots azurés de la baie. Sur les eaux calmes, des troupes d’hirondelles de mer s’abattent comme une blanche tombée de neige ; elles suivent les ébats des marsouins dont les dos