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dans le costume, la tournure et les lignes du visage, semblent les caractères distinctifs de la population morlaisienne. Par les rues nous rencontrons des groupes de femmes endimanchées, la tête serrée dans la coiffe de mousseline empesée, la taille discrètement prise dans le châle de couleur foncée et le tablier noir à bavette ; elles causent posément sans élever le ton et, leur paroissien à la main, se rendent avec une lenteur recueillie à la grand’messe, que les cloches annoncent d’une voix sereine et profonde. Je vois encore l’aspect du porche de l’église Saint-Mélaine pendant l’office. La nef était pleine. Une dizaine de fidèles qui n’avaient pu y prendre place s’étaient rassemblés sous le porche latéral, où une inscription gravée dans le panneau dormant de la porte annonce aux fidèles qu’un sculpteur inconnu

… a faict ces deux huis icy.
Bonnes gens, priés Dieu pour lui.


Et les bonnes gens priaient avec ferveur, agenouillés sur les dalles nues, les femmes et les hommes égrenant dévotement leur chapelet. Au centre du groupe, il y avait une jeune fille au teint d’une blancheur maladive, dont la figure maigre et résignée rappelait les vierges de l’école préraphaélite. Un enfant était accroupi sur l’ourlet de sa jupe. Elle disait son rosaire avec conviction, — indifférente aux bruits de la rue, les paupières baissées, les yeux tournés vers je ne sais quelle vision intérieure. Il régnait un tel recueillement sous la voûte sculptée de ce porche, que nous ne nous sommes pas senti le cœur de déranger tous ces gens agenouillés, aussi immobiles que les saints de pierre des sculptures, et que nous avons renoncé à entrer dans l’église.

— On est bien ici, disait Tristan tandis que notre voiture agitait ses grelots devant la porte de l’hôtel ; pourquoi partir sitôt ? .. Nous aurions tant de choses à voir !

— Bah ! nous en verrons de bien plus curieuses à Roscoff : la mer, des rochers qui s’arrangent comme dans les fonds des tableaux du Vinci, des pierres druidiques, un pays neuf qui est le rendez-vous des artistes, une table d’hôte amusante…

Tristan joint à un violent désir de tout voir une certaine tendance paresseuse à s’acoquiner aux lieux où il se trouve. Il est inquiet à chaque départ, et une fois arrivé on ne peut plus le faire partir. Pour le pousser en Bretagne, je lui ai allumé l’imagination avec les merveilles de Roscoff, que nous ne connaissons ni l’un ni l’autre. Les calvaires, les menhirs, Saint-Pol de Léon, l’île de Batz, tout cela s’est peint à nos yeux avec les couleurs fantastiques que prennent les choses quand on se laisse piper par la sonorité