Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 43.djvu/314

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’histoire, et prouveraient victorieusement qu’elle n’est qu’une transcription prosaïque d’une grande épopée perdue. Sans difficulté aucune, ils découvriraient dans maint passage des débris de cette épopée apocryphe, et attesteraient en témoignage de la vérité de leurs affirmations tel trait de mœurs ou telle forme de langage qui ne peuvent, diraient-ils, se rapporter qu’à des peuples épiques. Eh bien ! ces savans du lointain avenir ne se tromperaient qu’à demi. En lisant Ségur, l’imagination éprouve parfois comme un recul soudain de deux ou trois mille années. Elle se trouve repoussée jusqu’à l’époque des antiques rapsodes lorsqu’elle apprend que les chefs de l’armée française découvrirent avec un étonnement assez légitime que les proclamations de Rostopchine étaient en prose rythmée ; elle se trouve repoussée plus loin encore devant l’étrange adresse des députés lithuaniens où les formes de langage des plus antiques civilisations asiatiques se trouvent conservées : « Que Napoléon le Grand prononce ces seules paroles : Que le royaume de Pologne existe, et il existera, et tous les Polonais se dévoueront aux ordres du chef de la quatrième dynastie française, devant qui les siècles ne sont qu’un moment et l’espace qu’un point. » C’est exactement ainsi, qu’on parlait, il y a trente-deux siècles, aux tsars d’Assyrie et aux souverains de Babylone.

Il y a dans le livre de Ségur quelque chose de plus grand peut-être, de plus noble assurément que ce caractère épique ; c’est qu’il fut l’expression des sentimens que rapportèrent de Russie les victimes du désastre et qu’il les conserve encore dans ses pages vibrant comme aux premiers jours. Ces sentimens, nous venons de les apercevoir en partie dans la lettre de Davout à la maréchale, précédemment citée ; Ségur va nous aider à les accentuer davantage encore. Il nous fait comprendre comment les survivans de cette catastrophe en furent fiers à l’égal des plus glorieuses victoires. Ils se sentirent par leurs malheurs grandis de cent coudées. Ils avaient porté les armes de la France plus loin qu’elles n’avaient été portées sans trouver jamais un ennemi à leur taille, et ils ne s’étaient arrêtés que lorsque la nature leur avait déclaré la guerre. Ils avaient souffert ce que nulle armée ne souffrit jamais, ils avaient résisté jusqu’au point extrême où l’énergie humaine cesse d’être d’aucun secours. À ceux qui leur parlaient de leurs revers pour blâmer ce qu’on appelait leur folie, ils pouvaient, s’ils ne préféraient le silence, répondre dédaigneusement : Vous n’y étiez pas ! Ils avaient reçu de cette déroute un sacre particulier qui les faisait plus grands, plus nobles que les autres hommes et les rendait inaccessibles à leurs critiques et incompréhensibles à leur petitesse. Nous avons parlé d’une lettre de Ségur à Davout écrite en 1816 ; la voici. Le sentiment que nous venons d’indiquer s’y révèle avec une