Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 43.djvu/313

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de Phébus Apollon dans l’Iliade ? Henri Heine, dans une de ces appréciations en apparence fantasques, mais qui saisissent les caractères des œuvres avec une adresse et une sûreté étonnantes, a comparé les héros de Ségur aux héros des épopées homériques. « Bien que la casaque du roi de Naples ait quelque chose d’un peu trop bariolé, son courage dans les combats et sa témérité sont aussi grands que chez le fils de Pelée ; le prince Eugène, noble champion, nous apparaît comme un Hector de douceur et de vaillance ; Ney combat comme Ajax ; Davout, Daru, Caulaincourt, font revivre Ménélas, Ulysse et Diomède. » Ce n’est pas seulement avec ceux des poèmes homériques qu’on peut comparer les personnages et les événemens de l’Histoire de Ségur, car les analogies sont plus étroites encore et plus nombreuses avec les poèmes du cycle carlovingien. Que de rapprochemens on peut établir, et sans le moindre effort ! Et d’abord le personnage central, celui à qui tout se rapporte, Napoléon, ne vous semble-t-il pas prendre dans Ségur quelque chose de la physionomie que les romans carlovingiens donnent à Charlemagne ? Le voilà, le grand empereur, à demi dépouillé de son prestige, déconfit et la mine soucieuse, réduit à assister en spectateur presque impassible aux disputes de ses maréchaux, comme autrefois Charlemagne aux querelles de ses paladins, et à écouter les dures remontrances de ses Caulaincourt, de ses Daru et de ses Duroc, comme Charlemagne celles de ses conseillers. Que de Gannelon aussi il peut soupçonner dans son armée cosmopolite avec ses généraux bavarois, saxons et prussiens, ses de Wrède, ses Thielman, ses York ! Ney, coupé de Davout et d’Eugène, se frayant un chemin à travers les précipices neigeux, les fleuves glacés et les Cosaques, appelant au secours sans être entendu, n’est pas, à la mort près, moins dramatique que Roland, enfermé dans le défilé de Roncevaux et soufflant en désespéré dans son cor. Les Cosaques de Platof et de Miloradovitch, escortant comme des sauterelles meurtrières les flancs de l’armée, tiennent sans désavantage la place des montagnards basques dans la défaite carlovingienne. Quelle figure d’émir sarrasin vaut pour la ruse et la patience implacables celle du vieux Kutusof ? Enfin, tout au loin, derrière un rempart de glaces inaccessibles, trône Alexandre invisible, silencieux et presque mystérieux comme une sorte d’empereur d’un Cathay septentrional.

Voilà bien des titres à l’épithète d’épique qui a été donnée à cette Histoire ; elle en a encore un dernier cependant, et plus singulier que tous les précédens. Si notre civilisation européenne venait jamais à périr par un cataclysme qui ne laisserait subsister d’elle aucune tradition et après lequel la nuit se ferait pendant des siècles, je ne doute pas que les savans qui, dans trois ou quatre mille ans, retrouveraient le récit de Ségur s’accorderaient à lui refuser le titre