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admirablement compris que cette grande rigueur n’était qu’une apparence, et qu’au fond la morale de Massillon était plus facile que celle de Bossuet ou de Bourdaloue. On a vu ce qu’en pensaient Voltaire et d’Alembert. Thomas encore, dans son Essai sur les éloges, lui reconnaît le mérite « d’avoir su peindre les vertus avec tant de charmes et tracer d’une manière si touchante le code de la bienfaisance et de l’humanité pour les grands. » Direz-vous que Thomas ne parle que du Petit Carême ? Mais Laharpe, dans une appréciation de l’œuvre entière de Massillon, déclare que, si jamais prédicateur « a tempéré ce que l’Évangile a d’austère par ce que la pratique des vertus a de plus attrayant, » c’est l’évêque de Clermont.

Et Laharpe a raison. Ce qui caractérise en effet la prédication morale de Massillon, c’est bien une manière aimable et persuasive d’intéresser à la pratique des vertus chrétiennes notre naturel désir d’être heureux dès ce bas monde. Et pour employer ici l’une de ses plus ingénieuses expressions, je dirais volontiers que sa méthode est de « châtier les délices du crime avec celles de la vertu[1]. » Supposez qu’il s’agisse de prêcher pour la Toussaint. Bossuet, partant de cette idée que notre félicité mortelle manque toujours par quel qu’endroit, nous montrera dans une autre vie : — 1° notre désir de connaître enfin satisfait, 2° nos souffrances terminées, 3° notre désir d’être heureux à jamais comblé. Je ne parle pas de Bourdaloue, qui nous a laissé quatre sermons pour cette même fête, et dont chacun est un pur chef d’œuvre d’invention oratoire. Et Massillon ? Massillon prend un texte : Beati qui lugent, mais il ne l’a pas plus tôt prononcé qu’il l’abandonne, et qu’il prêche en quelque sorte à côté, pour établir dans son premier point « que les justes ne sont pas aussi malheureux que le monde s’imagine, » et dans son second point « non-seulement qu’ils ne sont pas malheureux, mais qu’ils sont les seuls heureux de la terre. »

Je ne sais pourquoi l’on a comme affecté de ne pas apercevoir, dans les sermons de Massillon, tant et de si curieux passages qui rabattent singulièrement de ce que l’on continue d’appeler sa sévérité. Savez-vous comment il nous conjure de pratiquer fidèlement la loi du jeûne ? C’est qu’entre autres raisons, si nous jeûnons, l’appétit nous rendra tantôt notre repas meilleur. Loin de prendre la nourriture comme un soulagement nécessaire accordé enfin à la longueur de l’abstinence, on y porte encore un corps tout plein des fumées de la nuit » ; il pouvait s’arrêter là, mais il ne sait pas s’arrêter, et il ajoute : « et on n’y trouve pas même le goût que le seul plaisir aurait souhaité pour se satisfaire[2]. » L’observation est juste : je demande seulement si c’en est le lieu, dans la chaire chrétienne, et

  1. Sur la prière, premier sermon.
  2. Sur le jeûne.