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avons retrouvé en Suisse quelque reflet de ce type, mélange d’esprit et de bon sens naturel, donnant à rire à l’auditoire et devenant ainsi populaire, sans rendre pour cela une mauvaise justice. En France, il est rare et on le signale ; en Suisse, c’est l’attitude de bonhomie simple d’un grand nombre de présidens inférieurs, associant le public aux débats et laissant à la foule cette satisfaction qui ressort de l’usage visible du sens commun.

D’ailleurs, en Suisse, on méconnaîtrait la nature des institutions, en voulant ramener les tribunaux à un modèle uniforme. Selon que le tribunal siège dans une commune rurale ou dans une ville industrielle, tout diffère. Dans les cantons de Vaud, de Fribourg, de Berne et d’Argovie, qui ont des traits communs de caractère dus à la domination des puissans seigneurs de Berne, il existe une classe de paysans qui s’occupent beaucoup de leurs affaires privées et qui trouvent du temps pour les affaires publiques : ils sont à la fois maires, juges de paix ou de district, surveillans des écoles, conseillers de leur église : ils ne sont pas juristes, mais ils ont du bon sens et s’en servent. Tels sont les hommes qui, réunis à quatre ou cinq, rendent la justice dans ces grosses bourgades qu’on voit suspendues aux flancs de la montagne ou quelquefois perchées tout en haut d’un monticule avec des débris de remparts, vestiges de leur puissance. Autour ou au pied de la colline, des pâturages couverts de troupeaux dont on entend résonner les innombrables clochettes, attestent la richesse d’un territoire consacré à l’élève du bétail. Gravissez les pentes, pénétrez par ces rues étroites au travers des maisons entassées ; allez jusqu’à la tour carrée de l’église qui domine le village, et en face vous verrez un bâtiment qui sert d’hôtel de ville dont les piliers ou les balustres ornés de sculptures en bois attestent l’ancienneté. C’est là que siègent chaque semaine quatre ou cinq paysans : aucun d’eux n’est juriste ; le bon sens leur suffit. S’il se présente une affaire délicate, il leur arrivera de se tourner vers le greffier, personnage considérable dont l’expérience, quelquefois la science, est d’un précieux secours pour les tribunaux inférieurs. Choisis avec soin, survivant aux juges et devenant le point d’appui et la tradition vivante du tribunal, les greffiers gardent le secret de la jurisprudence et jouent en réalité dans certains sièges un rôle disproportionné, mais qui tourne au profit de la justice. Souvent le président est un homme instruit : l’un d’eux nous disait : « Les affaires que nous jugeons sont toujours les mêmes ; s’il nous venait par hasard une question de lettre de change, je n’ai pas un de mes juges qui pourrait la juger avec moi. »

Si on descend vers les vallées industrieuses où, le long d’un cours d’eau, se multiplient les usines, les institutions se développent avec l’habileté des habitans. Dans le tribunal, les paysans