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d’entendre dire en Suisse, d’un homme arrivé au conseil national, siégeant au conseil des états ou faisant même partie du conseil fédéral : « Il a commencé sa vie politique, il y a vingt ans, en entrant au tribunal de tel district. » Une première élection met en évidence, et le tribunal sert de marchepied au candidat. Si son mérite éclate, s’il sait acquérir la confiance publique, il entre au grand conseil du canton et sa fortune politique est commencée.

C’est à la fois la faiblesse et la force des démocraties que toutes les fonctions de la cité soient rattachées et pour ainsi dire confondues dans une hiérarchie commune par des liens étroits. Il est très bon que le député ait été juge ; il est très périlleux que le juge aspire à être nommé député. Peu de Suisses comprennent ce danger. Chaque tribunal contient donc un certain nombre d’hommes jeunes qui ont fait des études de droit, qui ont le titre et le mérite de juristes et qui espèrent entrer dans les conseils politiques. A côté d’eux siègent des praticiens qui ont appris les affaires en exerçant les fonctions de notaires ou de greffiers ; les autres sont des gens étrangers au droit, doués d’un certain bon sens, et parmi lesquels il arrive qu’on rencontre de véritables jurisconsultes. Neuchâtel possède un président qui n’avait fait aucune étude juridique : c’était un ancien fabricant d’horlogerie, un des industriels les plus considérés du pays. Au retour d’un séjour en Amérique, il fut mis à la tête du tribunal et devint un président remarquable ; ces exceptions sont citées avec complaisance, mais elles n’excusent pas les préjugés populaires qui font de la science une cause de défaveur. Il est des cantons où le titre de docteur en droit compromet le candidat, au lieu de le servir. Le peuple cherche sincèrement des juges intègres, mais se défie des savans. Il se demande volontiers pourquoi il choisirait des gens qui en sauraient plus que lui ; entre des candidats de science inégale, il préfère des hommes sortis de son sein : l’électeur se plaît toujours à choisir ses pareils.

De cette tendance commune au peuple en tous les pays, il résulte en Suisse un abaissement du niveau judiciaire. Moins sensible en certains districts, relevée par des exceptions brillantes, cette médiocrité se rencontre dans les tribunaux de premier degré bien plus que dans les tribunaux supérieurs du canton. Elle porte plus souvent sur les mœurs que sur l’esprit : nous ne voulons pas parler de la corruption des mœurs presque inconnue dans ce pays, mais d’une certaine vulgarité de manières qui plaît à la démocratie. Il n’est pas à Paris un praticien élevé dans la fréquentation du palais de justice qui n’ait été nourri des bons mots un peu vulgaires de tel président jugeant à propos d’égayer de réflexions piquantes les aridités de la procédure. Les vrais magistrats souffraient de ces plaisanteries, qui faisaient la joie des clercs. Nous