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pourvoient en Suisse aux nominations, le tribunal cantonal seul le rassure, l’assemblée politique l’inquiète, le peuple l’alarme. Les Suisses n’éprouvent pas au même degré ces craintes. Ils ont grande confiance dans le bon sens des électeurs : à ceux qui seraient tentés de douter ils montrent leurs magistrats. Voyons-les donc avec eux et commençons par ceux de Berne, de Zurich et de Lucerne, élus directement par le peuple.

Les juges de paix sont des paysans choisis parmi les notables de la commune. C’est le plus souvent un homme âgé qui a montré du bon sens dans la conduite de ses affaires et qui a inspiré confiance à ses concitoyens. Il prend au sérieux son rôle de conciliation et se fait écouter autour de lui. Le juge de première instance devrait être un juriste, mais on estime que la moitié seulement des places est remplie par des hommes ayant fait des études juridiques : le reste est composé de juges de paix dont l’expérience a été la seule préparation, de notaires ou d’avocats versés dans la pratique, de simples citoyens dont l’esprit judicieux a inspiré confiance dans le district. Les Suisses assurent que, dans la plupart des cantons, ils ne se laissent pas guider en nommant les magistrats par l’esprit de parti et qu’à-peu de jours d’intervalle, le vote étant ouvert pour l’élection d’un député et pour le choix d’un juge, les électeurs, lors du second scrutin, savent repousser les suggestions de la politique.

Dans les cantons où la lutte des partis atteint un certain degré de violence, on ne dissimule pas que les dernières élections judiciaires ont été purement politiques. Dans les procès où pouvaient reparaître les griefs du candidat, on a vu la justice s’éclipser pour faire place à la rancune ; toutefois les partis vaincus reconnaissent, non sans surprise, que les procès civils ne souffrent pas jusqu’ici d’un état de choses qui alarme bien plus les penseurs que la foule des citoyens. Du moment où les électeurs sont investis du droit d’élire leurs juges, l’entraînement est d’ailleurs invincible. On nous a cité un district où les élections judiciaires n’avaient jamais été politiques : une transaction, qui avait eu lieu d’ancienne date entre les partis, était fidèlement observée ; mais en 1875 les élections de députés avaient été chaudement disputées ; les deux partis se balançaient presque exactement. Deux ans plus tard, il fallait nommer les juges. Chacun était impatient de savoir si l’un des partis avait fait des progrès. On n’écouta que l’intérêt politique, et de l’urne sortit pour la première fois un tribunal n’appartenant qu’à une seule opinion. Les Suisses assurent que ces faits sont très rares, et ils aiment à citer de nombreux districts où, la direction des affaires étant passée des libéraux aux radicaux, le magistrat libéral fut confirmé dans son mandat à une grande majorité, nonobstant le revirement politique.