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tribunaux ne se soient pas maintenus sur de si petits territoires, aux portes d’une ville dont ils devenaient les faubourgs. Partout ailleurs, les cantons sont divisés en de nombreux districts judiciaires possédant chacun un tribunal. Les Vaudois en ont dix-neuf ; pour une population très inférieure (136,000), Lucerne en a autant. Les projets de réduction présentés en ces dernières années sont venus se heurter contre un attachement invincible aux justices locales. Si on enlevait un tribunal à une petite ville, les Suisses croiraient qu’on leur arrache le signe extérieur de leur indépendance. Les habitans de la ville dépouillée de son tribunal se trouveraient aussi humiliés que si, en France, une de nos communes rurales devait dépendre, pour la gestion de ses intérêts, du conseil municipal élu par la commune voisine.

Aussi, justice locale morcelée, faisant partie des coutumes de chaque ville, voilà ce que l’on trouve dans la plus grande partie de la Suisse. Partout, la justice de première instance est rendue par trois juges : tantôt ils appartiennent au siège comme en France ; tantôt le président seul y est attaché, les deux présidens des sièges les plus voisins lui servant d’assesseurs. Ce système, en usage dans le canton de Neuchâtel, donne d’excellens résultats. Aux justiciables il offre les mêmes garanties sans accroître inutilement le nombre des magistrats.

A ne considérer que la nature des institutions, il semble que le jury civil eût dû pénétrer et s’acclimater en Suisse ; on le chercherait en vain, d’où il ressort que les jurés ne sont pas les juges nécessaires dans toute démocratie. Quand les magistrats issus d’une. délégation supérieure sont nommés par la puissance exécutive, le peuple réclame sa part dans l’administration de la justice et veut placer des jurés auprès des juges pour contre-balancer leur pouvoir. Lorsqu’au contraire les magistrats sortent de la nation et en dépendent, le peuple, qui contrôle à tout instant la justice, se repose sur eux d’une fonction qui viendrait accroître sans profit ses charges. Certains cantons possèdent le jury criminel, même le jury correctionnel et les conservent, d’autres se contentent de leurs juges ordinaires et tiennent les jurés pour inutiles.

En Suisse, les magistrats sont mêlés au peuple comme des jurés. Ils en émanent et rentrent incessamment dans son sein. Il en résulte que le jury ne rencontre pas chez nos voisins l’admiration que leur ont vouée les races anglo-saxonnes. Nulle part on n’entendrait un Suisse qualifier emphatiquement le jury, comme un Anglais ou un Américain, de « palladium des libertés publiques. » Le jury n’a pas sauvé la liberté suisse. Une situation spéciale de la magistrature a créé en ce pays et sur ce point des idées qui n’ont pas cours dans les autres démocraties.