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à mes condisciples, que cela faisait beaucoup rire. Ces études leur paraissaient quelque chose de tout à fait bas, comparées aux exercices littéraires qu’on leur présentait comme le but suprême de l’esprit humain. Ma force de raisonnement ne se révéla que plus tard, en philosophie, à Issy. La première fois que mes condisciples m’entendirent argumenter en latin, ils furent surpris. Ils virent bien alors que j’étais d’une autre race qu’eux et que je continuerais à marcher quand ils avaient trouvé leur point d’arrêt. Mais en rhétorique, je laissai un renom douteux. Écrire sans avoir à dire quelque chose de pensé personnellement me paraissait dès lors le jeu d’esprit le plus fastidieux.

Le fond des idées qui formait la base de cette éducation était faible ; mais la forme était brillante, et un sentiment noble dominait et entraînait tout. Il n’y avait dans la maison aucune punition, absolument aucune ; ou plutôt il n’y en avait qu’une seule, l’expulsion. A moins de faute très grave, cette expulsion n’avait rien de blessant ; on n’en donnait pas les motifs : « Vous êtes un excellent jeune homme ; mais votre esprit n’est pas ce qu’il nous faut ; séparons-nous amis ; quel service puis-je vous rendre ? » Tel était le résumé du discours d’adieu du supérieur à l’élève congédié. On prisait si haut la faveur de participer à cette éducation tenue pour exceptionnelle que cette paternelle déclaration était redoutée comme un arrêt de mort. Là est une des supériorités des établissemens ecclésiastiques sur ceux de l’état ; le régime y est très libéral, car personne n’a droit d’y être ; la coercition y devient tout de suite la séparation. L’établissement de l’état a quelque chose de militaire, de froid, de dur, et avec cela une cause de grande faiblesse, puisque l’élève a un droit obtenu au concours et dont on ne peut le priver. Pour ma part, j’ai peine à comprendre une école normale, par exemple, où le directeur ne peut pas dire, sans autre explication, aux sujets sans vocation : « Vous n’avez pas l’esprit de notre état ; en dehors de cela, vous devez avoir tous les mérites ; vous réussirez mieux ailleurs. Adieu. » La punition même la plus légère implique un principe servile d’obéissance par crainte. Pour moi, je ne crois pas qu’à aucune époque de ma vie j’aie obéi ; oui, j’ai été docile, soumis, mais à un principe spirituel, jamais à une force matérielle procédant par la crainte du châtiment. Ma mère ne me commanda jamais rien. Entre moi et mes maîtres ecclésiastiques, tout fut libre et spontané. A Saint-Sulpice, on peut passer trois ans sans qu’un directeur vous fasse une seule observation. Qui a connu ce rationabile obsequium n’en peut plus souffrir d’autre. On ordre est une humiliation ; qui a obéi est un capitis minor, souillé dans le germe même de la vie noble. L’obéissance ecclésiastique n’abaisse pas ; car elle est volontaire, et on peut se séparer. Dans une