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Ravaisson-Mollien, inaugure une publication d’une importance, à tous égards, considérable.

Nul n’ignore le rang que tient Léonard de Vinci dans l’histoire de l’art ; on connaît moins la place qu’il occupe dans l’histoire de la science proprement dite et de la philosophie. Pourtant il semble que ce grand esprit n’ait pas été moins inventeur dans la mécanique, même ou dans la physique, que dans la peinture. Et si c’est à l’universalité des aptitudes que l’on mesure la valeur des hommes, il est incontestablement unique parmi les artistes de la renaissance italienne. D’autres ont, comme lui, dans ce siècle heureux, possédé toutes les parties de l’art, mais quel autre, en même temps, a exploré comme lui les profondeurs de cette science expérimentale, encore indivise alors, et qui depuis, — on peut, je crois, le dire sans emphase, — a renouvelé la face du monde ? Autant que l’on puisse en juger sur le témoignage de ce manuscrit, c’est en essayant de prolonger les limites mêmes de son art, et d’en approfondir les premiers principes que, d’expérience en expérience, Léonard de Vinci s’est trouvé conduit jusque dans la région de la science pure et de la philosophie naturelle. Une idée bien souvent exprimée, mais qui ne paraît pas avoir fait jusqu’ici son chemin, c’est que le chancelier Bacon, à qui l’on fait honneur d’avoir initié la pensée moderne aux principes, aux méthodes, aux vastes espérances de la science expérimentale, pourrait bien, tout compte fait, avoir frustré les Italiens d’une gloire qui leur serait légitimement due. Mais je ne sais quel sentiment d’envie mauvaise n’aura pas voulu qu’il s’accumulât sur la seule Italie tant de reconnaissance. Il se pourrait bien que la publication des manuscrits de Léonard de Vinci rétablît les choses telles qu’elles doivent être : à Bacon, poète autant et plus que philosophe, l’honneur d’avoir présenté sous des images tour à tour ingénieuses ou grandioses, qui n’appartiennent qu’à lui, ce qu’avaient deviné les Italiens de la renaissance.

Mais pourquoi nous aurons attendu si longtemps, c’est ce que l’on comprendra sans peine quand on mesurera ce qu’il a fallu de labeur à M. Ravaisson pour déchiffrer seulement les hiéroglyphes de Léonard.

Il nous reste à souhaiter que quelque savant s’empare de cette importante publication et rende à l’art, à la science, à la philosophie ce service de mesurer exactement ce que fut comme savant le peintre de la Mona Lisa.


Le directeur-gérant, C. BULOZ.