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les disputes ; le joug du dogme classique y est moins lourd. C’est ainsi que Lamartine, formé tout entier par l’éducation cléricale, a bien plus d’intelligence qu’aucun universitaire ; quand l’émancipation philosophique vient ensuite, cela produit des esprits très ouverts. Je sortis de mes études classiques sans avoir lu Voltaire ; mais je savais par cœur les Soirées de Saint-Pétersbourg. Ce style, dont je ne vis que plus tard les défauts, m’excitait vivement. Les discussions du romantisme pénétraient dans la maison de toutes parts ; on ne parlait que de Lamartine, de Victor Hugo. Le supérieur s’y mêlait, et pendant près d’un an, aux lectures spirituelles, il ne fut pas question d’autre chose. L’autorité faisait ses réserves, mais les concessions allaient bien au-delà des réserves. C’est ainsi que je connus les batailles du siècle. Plus tard, la liberté de penser arriva également jusqu’à moi par les Solvuntur objecta des théologies. La grande bonne foi de l’ancien enseignement ecclésiastique consistait à ne rien dissimuler de la force des objections ; comme les réponses étaient très faibles, un bon esprit pouvait faire son profit de la vérité où il la trouvait.

Le cours d’histoire fut pour moi une autre cause de vif éveil. M. l’abbé Richard[1] faisait ce cours dans l’esprit de l’école moderne, de la manière la plus distinguée. Je ne sais pourquoi il cessa de professer le cours de notre année ; il fut remplacé par un directeur très occupé d’ailleurs, qui se contenta de nous lire d’anciens cahiers, auxquels il mêlait des extraits de livres modernes. Or, parmi ces volumes modernes, qui détonnaient souvent avec les vieilles routines des cahiers, j’en remarquai un qui produisait sur moi un effet singulier. Dès que le chargé de cours le prenait et se mettait à le lire, je n’étais plus capable de prendre une note ; une sorte d’harmonie me saisissait, m’enivrait. C’était Michelet, les parties admirables de Michelet, dans les tomes V et VI de l’Histoire de France. Ainsi le siècle pénétrait jusqu’à moi par toutes les fissures d’un ciment disjoint. J’étais venu à Paris formé moralement, mais ignorant autant qu’on peut l’être. J’eus tout à découvrir. J’appris avec étonnement qu’il y avait des laïques sérieux et savans ; je vis qu’il existait quelque chose en dehors de l’antiquité et de l’église, et en particulier qu’il y avait une littérature contemporaine digne de quelque attention. La mort de Louis XIV ne fut plus pour moi la fin du monde. Des idées, des sentimens m’apparurent, qui n’avaient eu d’expression ni dans l’antiquité, ni au XVIIe siècle.

Ainsi le germe qui était en moi fut fécondé. Quoique antipathique par bien des côtés à ma nature, cette éducation fut comme

  1. Voir l’excellente notice que M. l’abbé Foulon, maintenant évêque de Nancy, a consacrée à M. l’abbé Richard.