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paysans, mais il leur a donné une grandeur antique. Ses tableaux sont les Géorgiques d’un nouvel âge de fer.

Le livre de M. Louis Gonse sur Eugène Fromentin est moins intéressant que le livre d’Alfred Sensier sur Millet. Est-ce la faute de l’écrivain ? est-ce la faute du peintre ? Il est équitable de s’en prendre à tous les deux. Bien qu’adoptée le plus souvent, dans les biographies d’artistes, la méthode qu’a suivie M. Gonse n’est pas, à notre avis, la meilleure. Raconter d’abord la vie d’un peintre, puis décrire son œuvre, enfin étudier sa manière et caractériser son talent, cela paraît logique et bien ordonné. Mais par cette division rigoureuse, la première partie du livre est toute biographique et anecdotique, la seconde purement descriptive et technique, la troisième exclusivement esthétique. Il en résulte une certaine monotonie dans chacune de ces parties, et un manque d’unité dans le livre. En place d’un livre, on a trois études différentes qui se complètent l’une par l’autre. La méthode qui consiste à faire la biographie du peintre et à étudier ses tableaux au fur et à mesure qu’il les a peints, à expliquer l’œuvre par la vie et à commenter la vie par l’œuvre, anime le livre. Il est plus vivant et plus profondément intime. Il semble qu’on voie le peintre lui-même au lieu de voir son effigie, qu’on vive avec lui au lieu d’écouter son biographe. Ces réserves faites, il faut louer M. Gonse pour ce travail, remarquable à plus d’un titre et abondant en documens nouveaux. Pourquoi maintenant la vie de Fromentin devait-elle fatalement être moins intéressante à conter que celle de Millet ? Parce que ce qu’on a dit des peuples heureux s’applique également bien aux individus. Les hommes heureux n’ont point d’histoire, et Eugène Fromentin fut un homme heureux. Remarqué dès ses premiers envois au Salon, il fut bien vite acclamé et reconnu pour un maître. Écrivain, c’est Sainte-Beuve, c’est Théophile Gautier, c’est George Sand qui, à son début, le sacrent comme un égal ; c’est le public attiré tout entier qui lit et qui admiré ses livres. On se dispute ses tableaux ; médailles, croix, distinctions ne lui font pas défaut ; enfin l’Académie française lui donne 14 voix au premier tour de scrutin. Dans toute cette vie, pas un moment de combat ; au milieu de tous ces éloges, jamais une critique. Pensons aux luttes incessantes de Delacroix, de Rousseau, de Millet, aux premières années d’Ingres, si pénibles et si décourageantes, aux injustices subies par Géricault et par tant d’autres, et nous reconnaîtrons que Fromentin n’a pas d’histoire. S’il ne fut pas peut-être aussi heureux qu’il le parut, il ne put accuser ni les événemens ni ses contemporains. Ses inquiétudes, ses souffrances, ses heures de découragement, lui vinrent de lui-même, de sa nature nerveuse et délicate, impressionnable et irritable à l’excès. Eugène Fromentin fut un délicat, non un robuste, et cette délicatesse est le caractère même de son talent de peintre et de son talent d’écrivain.