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Conservatoire, il en connaît, tous les détours, il sait écrire et déclamer, s’entend à manier les rythmes, à gouverner un grand ensemble, et les dessins chromatiques ne lui coûtent aucun effort. Reste à se demander, ce qui sortira de cette masse d’acquisitions, à faire des vœux pour que l’individualité se dégage, il y a de tout et de tous dans cette œuvre cosmopolite, vivante, remuante et inquiétante d’un Pic de la Mirandole musical, où le talent de reproduire les divers styles est poussé jusqu’à la prestidigitation, où cependant prédomine l’italianisme, car ce normalien wagnérisant écrit pour les voix comme un Rossini, et c’est encore la langue mélodique du beau pays où résonne le si qui semble lui être la plus naturelle : exemple, — vers le milieu de la deuxième partie, — ce bel ensemble dramatiquement mené, poussé à grandes guides et que termine une maîtresse phrase dite par Prospero. M. Alphonse Duvernoy possède en outre le sens du théâtre. Laissons Shakspeare et ses personnages en dehors de la question ; ne voyons ici que ce qu’il a plu au jeune compositeur d’y voir : une féerie à traduire en musique. Il est incontestable que la pièce est réussie, nous avons devant les yeux un spectacle qui se tient, et si vous en demandiez davantage, l’auteur serait eu droit de vous répondre : Adressez-vous à M. Renan. Shakspeare possède en effet ce caractère admirable de pouvoir se prêter à tout. On le secoue, on le bouscule, et sa bonne humeur ne varie pas ; souple et docile aux mains innocentes qui le caressent ou qui le fouaillent, le vieux lion rugissant se redresse à l’appel du maître. Nous savons que Shakspeare n’inventait pas ses sujets de drame et de comédie. Il se contentait de prendre les divers thèmes épiques historiques où romanesques qui lui tombaient sous la main et de se les approprier en les transformant. Je doute qu’on rencontre dans son théâtre un seul ouvrage dont la fable lui appartienne en propre, comme l’idée du Misanthrope et de Tartuffe appartient à Molière, comme les canevas d’une Chaîne et d’Hernani appartiennent à Scribe et à Victor Hugo. Forcé de ravitailler toujours son répertoire, de maintenir en haleine l’ardeur de ses comédiens et la curiosité de son public, il s’emparait naïvement de tout ce qui lui semblait intéressant et partait de là pour créer : materiam superabat opus ; jamais on ne fit mieux reluire au soleil cette vérité. Qu’est-ce, comme donnée, que la Tempète ? Un conte de nourrice. Qu’est-ce comme drame ? Tout un monde d’inépuisable fécondité ouvert incessamment aux spéculations de l’artiste et du philosophe. Privilège enchanteur de ces œuvres destinées comme la nature à toujours renaître ! tandis que le musicien en extrait des trésors d’harmonie, le penseur les étudie à nouveau, les commente, multipliant les déductions, semant les allusions, expliquant tous les symbolismes enfermés dans le précieux coffret dont Shakspeare-Prospero a jeté aux vents la clé d’or, que M. Renan a ramassée : « Prospero la raison suprême, Ariel