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peintre ni un poète ; vous serez de l’Académie, vous ne serez jamais de la paroisse. Ce suffrage des artistes, M. Widor l’avait dès longtemps conquis, et son succès d’hier confirme toutes les espérances, le dirai-je ? il va même au-delà. Quant à moi, tout en présumant bien et plus que bien du jeune écrivain, je ne m’attendais pas à cette fleur d’originalité ; aussi ce ne fut une vraie fête lorsqu’un soir du mois passé M. Widor vint me jouer sa partition. Pour du talent, nous savions d’avance qu’il n’en manquait pas, mais quelle intelligence du théâtre ! quel vif instinct de la mise en scène ! Comme toutes ces jolies marionnettes d’ombres chinoises nous sont présentées, les situations indiquées, racontées dans leur sentiment et leur pittoresque ; ces allées et venues d’Yvonette et du petit mendiant autour du puits, la déclaration grotesque du bossu ; le duo d’amour entre la jeune fille et le beau cornemuseux, tout cela d’une grâce musicale exquise, finement touché et nuancé avec des oppositions frappées à la manière de Schumann dans les Kinderstucke, et les danses d’un relief si charmant ; la Sabotière, le Pas des bâtons, des tutti, des soli enlevés du plus bel entrain et des motifs comme s’il en pleuvait ! Ce premier acte est un bijou ; le second me plaît moins ; j’y trouve le revers de la médaille, et puisqu’il est reconnu qu’on a toujours les défauts de ses qualités, le talent de M. Widor, ayant pour qualité la délicatesse, aura pour défaut la minutie ; à certains momens, il fera petit. Citons l’entrée en matière de ce deuxième acte. Le rideau se lève sur un paysage d’aspect sinistre : « Une lande déserte au clair de lune ; un dolmen et un menhir dressent leurs masses imposantes ; à droite un chemin fuyant sous les chênes ; au fond, un marais et, sur la rive lointaine, la silhouette d’un village avec son clocher, — bruyères et genêts. » Ainsi prononce le livret, dont un décor remarquable rend fidèlement l’intention ; à ce tableau plein de grandeur et d’horreur sauvage, qui remue en vous le pressentiment du surnaturel, la musique ne répond pas. C’est du fantastique si l’on veut, mais un fantastique tout aérien et vaporeux : des voix lointaines, des effets combinés de biniou et d’harmonica, rien qui vous entretienne de cette épouvante locale du sujet. Involontairement vous songez alors à l’entr’acte de l’Africaine, et dans un ordre moins relevé sans doute, mais encore bien intéressant — à l’intermède symphonique placé dans Manon Lescaut avant la scène du désert. Ces réserves faites, je n’ai qu’à louer la contexture technique, mélodie, harmonie, coloration instrumentale, même en admettant que c’est parfois écrit trop fin, même en reprochant à l’auteur ses pattes de mouche ; il n’en faut pas moins déclarer que c’est de la calligraphie sur vélin avec des majuscules de sinople et d’or plantées ici et là comme points de repère : les divers morceaux du premier acte que j’ai cités et, dans le deuxième, un certain scherzo tout pétillant d’esprit, la danse des phalènes avec son solo de violon et la