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mais que voulez-vous ? j’ai dû me rendre. » Bizet, lui aussi, avait eu au sujet de Verdi de ces scrupules, déjà bien surmontés d’ailleurs lorsque je le connus. Il y a des voix intérieures contre lesquelles les préjugés d’école ne sauraient prévaloir, et l’on ne se figure pas l’homme qui a écrit Carmen reniant l’auteur de Rigoletto.

Inutile d’ajouter que la Korrigane est jusqu’ici l’œuvre la plus importante de M. Widor. Nous tenons cette fois une vraie partition, et l’on peut se demander ce que penseraient d’un tel ballet les musiciens dont nous parlions tout à l’heure : tant de science, de complication en un sujet si mince ! Que de bruit pour une omelette au lard ! disait Sainte-Foy, narguant la foudre et le vendredi saint. Quel luxe d’harmonie et quel déploiement d’instrumentation pour une petite servante d’auberge ! dirait peut-être Adolphe Adam ; cet effort de travail, cette dépense de talent pour de jolis petits pieds qui se trémoussent, à quoi bon ? Eh bien ! je le déclare, qui s’exprimerait de la sorte aurait tort ; d’abord parce qu’il faut toujours parler la langue de son temps et que le style d’aujourd’hui n’admet, même en pareil cas, ni les négligences ni les défaillances ; ensuite, parce qu’un artiste, quelque chose qu’il essaie, ne gagne rien à ne point aller jusqu’au bout de son génie : musiciens, peintres ou poètes, tâchez de savoir votre métier, autrement vous êtes morts.


Nul n’est juge des arts que l’artiste lui-même[1].


Ce n’est plus le public qui vous juge, ce sont vos pairs et vos rivaux, et leur sentence demeure sans appel ; vous pourrez, malgré cela, réussir près d’un certain monde qui ne s’y connaît point, faire votre fortune ; vous écrirez des vaudevilles et des drames qui se jouent, des opéras qui se laissent chanter ; vous ne serez jamais un musicien, un

  1. Je rencontre ce vers au courant d’une lecture du nouveau livre de M. Caro, et je m’en empare, d’abord à cause de l’incontestable vérité qu’il proclame et aussi pour attirer l’attention de la critiqué sur les vers qui suivent et parmi lesquels j’en souligne un qui nécessairement doit être apocryphe :
    De quel droit pensez-vous, croyez-vous quelque chose ?
    Le sourd va-t-il à Naple, aux chants de Cimarose
    Marquer d’un doigt savant la mesure et le ton ?
    Je n’en jurerais pas, mais j’en suis sûr. Je saisis là comme l’empreinte d’une de ces mains étrangères, si diverses, qui se sont fait un devoir d’éplucher ce texte, la griffe d’un Henri de Latouche quelconque. Ce nom de Cimarosa, francisé et mis à la rime, trahit à mes yeux une curiosité, un dilettantisme qui pourraient être d’un Brizeux ou d’un Antony Deschamps, mais qui ne s’expliqueraient point chez André Chénier, cela devance son époque d’au moins vingt ans, et vous seriez tenté de vous écrier, comme ce Charles IX de l’opérette en voyant entrer Molière : « Quoi ! déjà ?  »