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brouillait un peu, l’orage du Barbier entrait en scène, et j’entends encore dans la Somnambule d’Herold le cor prendre la parole au moment où la jeune fille se couche et bercer doucement son sommeil sur l’air d’une chansonnette alors en vogue d’Amédée de Beauplan : « Dormez, mes chères amours. » Aujourd’hui nous avons changé tout cela : est-ce un bien ? est-ce un mal ? Les écrivains d’autrefois avaient surtout en vue le public de la danse, qui ne demande qu’à être amusé et veut dans un ballet des airs faciles pendant lesquels on puisse causer tout à son aise ; le musicien d’aujourd’hui n’a en vue que sa propre fortune, il spécule sur le poème d’opéra que cette chorégraphie va lui rapporter. Aussi, de quels soins il entoure sa partition, comme il s’applique et s’y consacre ! affairé, sérieux, âpre à saisir une occasion de s’affirmer coûte que coûte et de faire œuvre de science où peut-être il eût été mieux de faire simplement œuvre de grâce ! Remarquez que j’entends ici ne rien critiquer ; je constate l’état des choses, le siècle est aux extrêmes : ou l’opérette ou la symphonie ; entre les deux il n’y a plus à choisir ; ainsi le veut l’esprit du temps qui, après nous avoir, aux beaux jours de la Muette, de la Tentation, du Dieu et la Bayadère et du Lac des fées, donné jadis l’opéra-ballet, nous donne aujourd’hui le ballet-symphonie, où s’est distingué l’auteur de Coppelia, où l’auteur de la Korrigane vient de se révéler.

Ce n’est point que M. Widor soit ce qu’on appelle un nouveau ; mais jusqu’à présent le monde des artistes était seul à l’apprécier, et nous connaissions de lui toute une série d’œuvres, tant instrumentales que vocales, — concertos pour piano, recueils de mélodies, chœurs, psaumes, fragmens symphoniques et dramatiques, — qui, pour porter leur résultat, semblaient attendre que le jeune musicien fût mis par le théâtre en communication avec le grand public. En fait d’écoles, M. Widor les a parcourues toutes ; son champ d’activité s’étend de Bach à Richard Wagner : érudit comme Gevaert, pianiste comme Saint-Saëns, il a l’intensitivité curieuse et patiente de l’artiste contemporain, résolu à ne rien laisser en dehors de son exploration. Montez à la tribune de l’orgue, un dimanche, à Saint-Sulpice, pendant la grand-messe, et regardez l’exécutant ; sous ses doigts les préludes fugues se déroulent ; Bachot Couperin sont là qui dictent, et l’improvisateur attentif obéit à leur souffle ; vous diriez le maître Wolfram de l’estampe de Lémud ; mais n’ayez crainte, les extases du sanctuaire feront place bientôt à d’autres élancemens, à d’autres flammes  ; le diable n’y perdra rien, et quand il s’agira de s’émouvoir pour ou contre les tendances et les hommes, vous trouverez à qui parler. Ce que j’aime chez M. Widor, c’est le rayonnement de son esprit et cette large faculté qu’il a d’admirer. Un jour, comme je m’étonnais de le voir louer Aida : « J’en conviens, me dit-il, c’est contre tous mes principes ;