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femme dans son foyer, tantôt démon dans la lande, et l’action tout entière pivoterait, pirouetterait sur une donnée originale et chorégraphique, car il faut bien se le dire, le monde où le ballet recrute ses héroïnes est un monde à part qui ne relève guère que de la fantaisie.

Ce fut le tort de Scribe de n’avoir rien su comprendre à cette poétique. Lui, si habile à multiplier les inventions, n’a jamais réussi à faire un ballet. La Somnambule et Marco Spada sont des vaudevilles et des opéras comiques travestis, des comédies mimées avec orchestre. Ce ne sont point des ballets, il y manque le pittoresque ; ce vaporeux, cet ondoyant et cet idéal qui finalement constitue le genre et que Scribe n’avait pas ; on peut danser sur un volcan, on ne danse point sur une vieille pièce du Gymnase ramenée à l’état de scénario sans dialogue.

Causons à présent de la musique et de la part de collaboration qui lui échoit. Son rôle s’est depuis vingt ans radicalement transformé. S’il fut jadis une période où le compositeur abordait sans gêne un tel travail, cet âge d’or a disparu. Au temps bienheureux d’Astolphe et Joconde et de la Belle au bois dormant, du Diable boiteux et de Giselle, écrire un ballet passait pour une simple distraction, un badinage ; cela s’improvisait et se débitait haut la main, à grand renfort de réminiscences et de motifs qu’on empruntait un peu partout, aux sonates et aux symphonies de Haydn, de Mozart et de Beethoven, aux opéras du répertoire courant, aux romances à la mode, et qui du moins avaient cet avantage de souligner une situation et de vous expliquer les jeux de la scène. Pastiche, pot-pourri, j’y consens ; il n’en est pas moins vrai que cette besogne, traitée au vol de la plume par des musiciens comme Herold, Auber, Halévy et même Adolphe Adam, offrait aussi quelque agrément ; c’était clair, limpide et transparent à l’égal de l’eau de roche ; au travers de la mélodie les moindres intentions du libretto se laissaient lire ; quand une phrase de connaissance apparaissait, ingénieusement amenée ; transcrite à nouveaux frais, vous lui souhaitiez la bienvenue sans quitter des yeux la danseuse. Avez-vous jamais feuilleté le Traité d’instrumentation de Berlioz, ou l’excellent ouvrage de M. Mathis Lussy sur l’accentuation musicale ? Là sont rassemblés des exemples de toute sorte : vous apprenez comment Weber et Meyerbeer font leur palette et comment ce qui fut chez eux trait de génie peut devenir une recette, un procédé et, qu’on me passe le mot, un simple truc. Voulez-vous du fantastique démoniaque ? Ces quatre lignes extraites du Freischütz vont vous sortir d’affaire ; préférez-vous, pour la circonstance, le fantastique aérien ? voici de l’Oberon, marchez ! et s’il vous faut du pathétique, Bellini vous en fournira tant et plus ; veillez seulement à ce que l’accent soit mis à sa place et ne vous trompez pas en copiant.

Les musiciens du passé, lorsqu’ils composaient un ballet, suivaient cette méthode ; ils prodiguaient les citations ; sitôt que l’atmosphère se