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se rattrape. Rien de dangereux, rien de mortel comme de se trouver dans le chemin de tout le monde ; vous pouvez compter qu’à un moment donné, tout le monde s’entendra pour vous évincer ; si l’Armoricain Brizeux eût écrit ses poèmes en langue celtique, il eût fait œuvre retentissante et consentie de tons, vous pouvez m’en croire ; le diable veut qu’il les ait rimés en vers français et charmans, souvent exquis, mais tels au demeurant qu’ils ne sauraient décourager ni les prétentions ni l’envie des bons confrères. Écrire en patois, quelle force ! être un félibre provençal, un troubadour, s’appeler Mistral, Jasmin ou Roumanille ; quel brevet de longue vie ! Vous ne porter ombrage à personne, nul ne vous craint, et c’est à qui se servira de votre gloire pour étouffer l’incommode renom du voisin. Le chantre de Jocelyn, qui reniait Musset et n’avait peut-être Jamais lu Mireille, arrachait toutes les palmes de son jardin pour les jeter sous les pieds de Mistral, qu’il proclamait les yeux fermés et de gaîté de cœur l’Homère des temps modernes : rien de plus humain, de plus « nature ! »

Type de Breton capricant et sauvage, mais d’une sauvagerie intermittente, Brizeux savait aussi se plier aux façons du monde et même par instans à l’élégance ; ce n’est pas lui qui jamais se fût inféodé au clan des Lycanthropes ; les gilets à la Robespierre et les cheveux incultes lui faisaient horreur. Il se rattachait à ce qu’on appelait, au dernier siècle, le parti des honnêtes gens, et tandis que la jeune France de Théophile Gautier et de Petrus Borel menait sa farandole au bruit du tambourin dont le grand Victor battait la caisse, il se groupait avec Barbier, Berlioz et Gustave Planche autour d’Alfred de Vigny. L’auteur des ïambes, que je viens de nommer, vécut à cette époque fort avant dans son intimité, on peut presque dire qu’ils ne se quittaient pas, l’un et l’autre épris de Dante, de Shakspeare, de Virgile et trouvant chez le barde d’Éloa une communauté de vues, des facultés d’émotion et d’admiration que ne leur offrait pas le poète d’Hernani et des Orientales, déjà trop absorbé dans sa propre gloire pour admettre les diversions. Artiste délicat et précieux, — ses vers le prouvent, — il mettait à polir un tercet le soin jaloux d’un Cellini ciselant un joyau de reine. On le voyait en ces occasions errer par les boulevards et les musées, pareil à ce rimeur de Mathurin Régnier qui s’en va cherchant son vers « à la pipée,  » et s’il vous rencontrait alors, c’étaient des entretiens et des écoles buissonnières à n’en plus finir ; un seul sujet le possédait, le passionnait : son art ; ajoutons que ce mot, à cette époque, comprenait tout ; qui disait poésie, disait musique, architecture, statuaire et peinture. La vocation littéraire, nous ne connaissions rien au-delà. Chose inouïe, on s’aimait entre rivaux, ou plutôt les rivalités n’existaient pas, in n’y avait que des forces généreuses déchaînées, s’évertuant et combattant pour un but commun. Dix beaux vers qui venaient de naître