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étouffait les divisions, et, au bout de huit jours, le plus pauvre garçon débarqué de province, gauche, embarrassé, s’il faisait un bon thème ou quelques vers latins bien tournés, était l’objet de l’envie du petit millionnaire qui payait sa pension sans s’en douter.

En cette année 1836, j’obtins justement tous les prix de ma classe. Le palmarès tomba sous les yeux d’un des hommes éclairés que l’ardent supérieur employait à recruter sa jeune armée. En une minute, mon sort fut décidé. J’avais quinze ans et demi ; nous n’eûmes pas le temps de la réflexion. J’étais en vacances chez un ami dans un village près de Tréguier ; le 4 septembre, dans l’après-midi, un exprès vint me chercher. Je me rappelle ce retour comme si c’était d’hier. Il y avait une lieue à faire à pied à travers la campagne. L’Angélus du soir, se répondant de paroisse en paroisse, répandait dans l’air quelque chose de calme, de doux et de mélancolique, image de la vie que j’allais quitter pour toujours. Le lendemain, je partais pour Paris ; le 7, je vis des choses aussi nouvelles pour moi que si j’avais été jeté brusquement en France, de Tahiti ou de Tombouctou.


III

Oui, un lama bouddhiste ou un faquir musulman, transporté en un clin d’œil d’Asie en plein boulevard, serait moins surpris que je ne le fus en tombant subitement dans un milieu si différent de celui de mes vieux prêtres de Bretagne, têtes vénérables, totalement devenues de bois ou de granit, sortes de colosses osiriens, semblables à ceux que je devais admirer plus tard en Égypte se développant en longues allées, grandioses en leur béatitude. Ma venue à Paris fut le passage d’une religion à une autre. Mon christianisme, de Bretagne ne ressemblait pas plus à celui que je trouvais ici qu’une vieille toile, dure comme une planche, ne ressemble à de la percale. Ce n’était pas la même religion. Mes vieux prêtres, dans leur lourde chape romane, m’apparaissaient comme des mages, ayant les paroles de l’éternité ; maintenant, ce qu’on me présentait, c’était une religion d’indienne et de calicot, une piété musquée, enrubannée, une dévotion de petites bougies et de petits pots de fleurs, une théologie de demoiselles, sans solidité, d’un style indéfinissable, composite comme le frontispice polychrome d’un livre d’heures de chez Lebel.

Ce fut la crise la plus grave de ma vie. Le Breton jeune est difficilement transplantable. La vive répulsion morale que j’éprouvais, compliquée d’un changement total dans le régime et les habitudes, me donna le plus terrible accès de nostalgie. L’internat me tuait. Les souvenirs de la vie libre et heureuse que j’avais menée jusque-là