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la chambre des lords, mais ils ont tous à leur discrétion un certain nombre de sièges parlementaires. Ils usent de ce crédit pour ouvrir la chambre des communes à leurs fils, qui y font l’apprentissage de la vie publique, aux favoris qu’ils protègent, et aussi aux jeunes gens de talent parmi lesquels le parti a besoin de recruter des sous-secrétaires d’état, des orateurs et des légistes. Les propriétaires non titrés se disputent, au prix de sacrifices souvent extravagans, les sièges dont les grands seigneurs ne disposent pas, Personne ne peut forcer les rangs de cette aristocratie exclusive, excepté les privilégiés du talent et quelques banquiers assez riches pour acquérir eux-mêmes quelque manoir ou pour donner à leurs filles des dots qui réparent les brèches de quelque fortune seigneuriale.

Cette classe dirigeante, active, intelligente, éclairée, qui se croit libérale parce qu’elle défend résolument sa propre puissance contre la royauté, mais qui compte pour rien le reste de la nation, se divise en tories et whigs parce qu’il faut deux partners pour l’éternelle partie d’échecs qu’elle joue au sein du parlement, en présence de la royauté qui juge des coups. Divisée sur la conduite des affaires extérieures et sur les questions de la politique courante, elle ne l’est pas sur les points essentiels : elle a le sentiment de la solidarité qui doit unir tous ses membres quand il s’agit de défendre l’influence et les prérogatives de leur classe. « Au fond, dit un lord libéral, le comte de Montfort, à un lord tory, le comte de Beaumaris, nous avons tous les mêmes intérêts. » Aussi, à moins que les passions politiques ne soient fort échauffées, on ne se fait pas une guerre à outrance : on a recours à des transactions, à des arrangemens pour n’avoir point à jeter des sommes folles dans des luttes électorales : une famille prend le comté et l’autre le bourg, et l’on se reconnaît réciproquement le droit de désigner alternativement le titulaire du siège que l’on se dispute.

Toutes ces familles se connaissent de longue date, et, malgré la différence des opinions, elles sont rattachées les unes aux autres par des unions matrimoniales, par des liens de parenté, tout au moins par des relations de société. Les chefs de l’opposition ne dînent pas chez les ministres, mais, hormis en temps de crise, ils se rencontrent avec eux à la table d’amis communs, ils accompagnent leurs femmes aux réceptions des femmes des ministres, et ces visites leur sont ponctuellement rendues. Les salons sont un des grands ressorts de la politique. Une grande dame intelligente, spirituelle, affable, dont la maison est sur un pied splendide, dont le cuisinier est renommé, dont les réceptions sont courues, dont les invitations sont avidement recherchées, est sûre d’être instruite