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menacée. Une lettre de Marion Sims à M. Rottenstein relate un de ces heureux succès du célèbre chirurgien. L’opération avait duré quarante minutes ; elle était terminée et déjà l’on appliquait les dernières sutures, lorsque l’on s’aperçut que le pouls faiblissait et que la respiration s’arrêtait ; presque aussitôt on cessa de les percevoir. Nélaton donna l’ordre de renverser la malade, sans préjudice des autres moyens. Ce fut seulement au bout d’un quart d’heure que la respiration reparut et que le pouls se releva sous le doigt qui l’observait. Lorsque le danger sembla écarté et l’état normal rétabli, on replaça la malade sur le lit ; mais tout aussitôt le pouls et la respiration cessèrent. Il fallut de nouveau pratiquer l’inversion ; elle eut le même succès passager qu’elle avait eu d’abord. On fut obligé de recommencer une troisième fois la même manœuvre et de maintenir la position verticale jusqu’à ce que la malade eût complètement repris connaissance. Un chirurgien russe, M. Sporer, au moment où il extirpe un polype du conduit auditif chez un enfant de six ans, voit s’arrêter subitement la respiration et le pouls. « Il saisit l’enfant par les pieds, le porte à la fenêtre et le tient ainsi suspendu, la tête en bas, en le balançant dans l’air. » Au bout de cinq minutes, le visage se colore, la respiration renaît, et l’enfant est sauvé.

L’expédient de l’inversion a rencontré quelques succès de ce genre qui ne prouvent rien en sa faveur, car les accidens auxquels il porte remède ne sont point propres à l’anesthésie. En abaissant la tête, on appelle le sang dans les parties déclives, on le fait affluer au cerveau et dans les différens départemens de l’encéphale, y compris le bulbe rachidien. On corrige ainsi l’anémie des centres nerveux produite par le chloroforme. L’observation et l’expérience ont appris que l’un des effets du chloroforme est de resserrer les petits vaisseaux et de réduire ainsi la quantité de sang qui traverse la peau, le poumon et l’encéphale. Il suffit de regarder le sujet soumis à l’action du chloroforme pour apercevoir les signes manifestes de cette pénurie sanguine. Un dicton médical enseigne que la face est le miroir du cerveau. Or, chez le malade chloroformé, le visage est pâle ; lorsque l’anesthésie est profonde, il devient blême et froid : une pâleur marmoréenne s’étend sur les pommettes, tandis que l’immobilité des traits, la teinte plombée des narines et des paupières achèvent de donner au patient l’aspect d’un cadavre.

Cette action particulière du chloroforme sur les vaisseaux sanguins constitue, à la condition de n’être pas exagérée, l’un de ses grands avantages. Elle permet, suivant l’expression des chirurgiens, l’économie du sang. Dans ces tissus presque taris, l’incision du bistouri ne provoque plus de ces hémorragies rebelles qui troublent le chirurgien et épuisent le malade.