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d’abolir leurs fonctions. De là le délire, les rêves, les hallucinations sensorielles, les idées désordonnées et toute cette activité déréglée du cerveau qui se traduit au dehors par les expressions passionnelles de la physionomie, par l’excessive volubilité et quelquefois par les indiscrétions du langage. On a approché des narines du sujet la compresse imbibée de chloroforme. Il a fait cinq ou six inspirations : il n’est pas encore endormi. Les oreilles lui tintent : il entend le bruit d’une cloche, le sifflement du chemin de fer… Il se met à divaguer, répète une des dernières phrases qu’il a entendues. Il exprime des craintes relatives à l’opération ; il fait aux témoins de la scène des confidences inattendues, il prononce un nom, mais les idées se perdent bien vite dans un verbiage sans suite et dans un flot de paroles mal articulées. Cette ivresse, de courte durée dans le cas du chloroforme, plus longue avec l’éther, fait bientôt place à l’abolition des fonctions cérébrales, à un sommeil plus profond que le sommeil naturel, sommeil sans perception, sans conscience et sans ; rêves, dont le réveil sera sans souvenirs.

Après les hémisphères cérébraux, la moelle épinière, imprégnée par l’agent anesthésique, se prend à son tour. Les territoires de la moelle où aboutissent les nerfs sensitifs perdent leurs fonctions. Ils cessent de diriger vers le cerveau des impressions que celui-ci d’ailleurs ne serait pas en état de percevoir. L’investissement des centres encéphaliques est alors complet. Déjà plongés dans le sommeil et isolés par là même du monde extérieur, ils sont à ce moment coupés de leurs communications avec lui. Les agitations du dehors viennent expirer sur cette écorce insensible qui sépare les centres nerveux de la surface du corps. La disparition des diverses formes de la sensibilité a lieu successivement. C’est la sensibilité à la douleur qui disparaît d’abord, en sorte que l’opéré peut encore sentir confusément l’incision sans en souffrir. Puis la sensibilité tactile s’éteint à son tour : la peau des membres et du tronc n’est plus impressionnée par le contact des corps étrangers ; le tiraillement, le pincement sont sans effets ; la peau du visage devient insensible un moment après et, en dernier lieu, les tégumens de l’œil. De là autant de moyens pour le chirurgien d’apprécier la marche de l’anesthésie ; en explorant les membres, le tronc et successivement le pourtour des narines, la commissure des lèvres, les tempes et, enfin, la conjonctive oculaire, il suit les progrès croissans de l’insensibilisation.

Tandis que l’empoisonnement fait taire les instrumens de la sensibilité, il atteint déjà les instrumens de la motilité ; les territoires de la moelle, d’où émanent les nerfs moteurs, sont altérés à leur tour. La troisième période de l’anesthésie s’ouvre alors. La