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vue aussi nettement spécifiée que le firent Morton et Jackson. Grâce à Wells, ils savaient que l’insensibilisation absolue n’était pas une chimère, qu’il fallait seulement trouver un moyen de la faire durer, et ils y réussirent. Bien que le service qu’ils ont rendu aux chirurgiens et à l’humanité tout entière soit incomparablement supérieur à l’œuvre du premier inventeur, leur mérite s’efface devant celui de M. Wells aux yeux du juge impartial, qui met en balance l’initiative de la découverte avec l’ingéniosité du perfectionnement. Le perfectionnement apporté par Morton et Jackson était on ne peut plus heureux : le procédé d’insensibilisation par l’éther permettait, sans douleur pour le patient et sans gêne pour l’opérateur, les manœuvres les plus longues et les plus redoutées de la grande chirurgie. Fidèles aux habitudes mercantiles de leur nation, les deux auteurs de l’invention prenaient, le 27 octobre 1846, un brevet qui devait leur en assurer l’exploitation et les profits, et ils dissimulaient sous le nom emprunté de léthéon la véritable nature de l’agent anesthésique, de l’éther.

On sait le reste. La nouvelle de l’heureuse invention américaine se répandit rapidement en Europe. Velpeau l’annonçait à l’Institut, le 1er février 1847, comme un fait de nature « à impressionner profondément, non-seulement la chirurgie, mais encore la physiologie, voire même la psychologie. » Malgaigne lit aussitôt l’essai de l’éther à l’hôpital Saint-Antoine ; J. Cloquet, Roux, Jobert de Lamballe, l’adoptèrent sans retard dans leurs services hospitaliers. Il ne devait plus sortir de la pratique chirurgicale. Encore aujourd’hui, un grand nombre de chirurgiens américains, particulièrement à Boston, n’emploient pas d’autre agent pour insensibiliser les malades ; la plupart des chirurgiens anglais, ceux de Naples en Italie, ceux de Lyon en France, et quelques-uns même à Paris lui sont restés fidèles.

Cependant un nouvel agent venait bientôt disputer la place à l’éther. Le 8 mars 1847, Flourens annonçait à l’Académie des sciences que le chloroforme exerçait une action analogue à celle de l’éther, mais bien plus énergique et plus rapide. Et bientôt après les essais qu’un médecin anglais, Furnell, en fit sur lui-même, le chirurgien Simpson le faisait pénétrer définitivement dans la pratique. Le chloroforme détrôna l’éther et conquit la faveur universelle : il la méritait indubitablement, bien qu’un grand nombre de praticiens lui contestent encore le droit à la prééminence.

L’éther et le chloroforme avaient cause gagnée, presque sans procès. Ils avaient mis en défaut la circonspection ordinaire et l’esprit de résistance traditionnels en médecine. Mais après le triomphe s’ouvrit l’ère des difficultés. On commença à signaler quelques accidens inquiétans. L’Académie de médecine fut consultée par