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procurait un engourdissement pareil à la mort. Il faut bien que les chirurgiens du temps eussent habituellement recours à la narcotisation pour que le même Boccace pût rendre vraisemblable l’aventure de cet amant qui tombe en léthargie chez sa maîtresse, après avoir bu, en place d’un rafraîchissement, le breuvage destiné par le mari de la belle au malade qu’il devait opérer. D’ailleurs, pour discrets qu’aient été les médecins, ils ne sont pas entièrement muets sur ces pratiques. Dès le XIVe siècle, un chirurgien nommé Théodoric employait une médication stupéfiante que lui avait enseignée son maître, Hugues de Lucques. Il imprégnait une éponge du suc des plantes narcotiques que nous avons citées tout à l’heure et la plaçait, au moment de l’opération, sous les narines du patient. L’antidotarium de Nicolo, prévôt de l’école de Salerne, contient une recette du même genre. Et si l’on voulait remonter plus haut encore, on trouverait qu’Albert le Grand, après Dioscoride et Pline, recommandait pour le même usage le suc de la mandragore, la belladone de notre flore moderne.

La possibilité de l’insensibilisation chirurgicale ne fut bien comprise que beaucoup plus tard : c’est au XVIIe siècle que le problème est nettement posé pour la première fois. Si l’on en croit des documens récemment mis au jour, Denis Papin, l’inventeur de la force motrice vapeur, aurait eu l’initiative de la première recherche sur l’anesthésie. On a retrouvé un manuscrit daté de 1681, alors que Papin exerçait et professait la médecine à Marburg, petite ville de la Hesse électorale. Ce document appartient aujourd’hui à la bibliothèque du grand-duc de Hesse. Denis Papin y déclare qu’il y a des moyens, connus ou à trouver, d’éteindre la sensibilité des malades et de leur épargner la douleur des opérations.

Cette vue de l’esprit devait rester longtemps sans réalisation effective. Il faut nous transporter tout d’un trait au commencement de ce siècle pour trouver les. vrais débuts de l’anesthésie telle qu’on la pratique de nos jours. Nous sommes en 1799. Il y a près de vingt ans qu’ont paru au jour les grandes découvertes sur lesquelles s’est fondée la chimie moderne. Lavoisier, Priestley, Cavendish, ont fait connaître les gaz simples et quelques gaz composés. Les médecins songent à utiliser ces agens nouveaux pour le traitement des maladies, et l’un d’eux, Beddoes, crée dans ce dessein, à Clifton, près de Bristol, un Institut pneumatique. Il prend pour préparateur un jeune homme de vingt ans, Humphry Davy, qui devait plus tard se faire une grande place dans la science.

C’est là que Davy exécuta ses premières recherches sur le protoxyde d’azote. Ces expériences sont restées célèbres. Davy et les personnes qui, à son exemple, respirèrent le protoxyde de nitrogène éprouvèrent des effets remarquables, une sensation de