Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 42.djvu/859

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

toutes les autres fonctions de la santé, dans sa plénitude, dès que l’administration du toxique a été suspendue, et sans qu’il reste de traces de lointaine répercussion, ou d’ébranlement permanent de l’organisme. Le sergent de cavalerie que le chirurgien Hammond vient d’amputer d’un bras remonte en selle et gagne le lazaret avec autant d’assiette et à la même allure que dans une promenade. L’étonnant gymnaste qui a tant occupé la curiosité publique il y a quelques années, Blondin, se fait endormir pour une opération d’ailleurs très simple, et à peine éveillé, il peut avec la même sûreté, la même précision de mouvemens, franchir sur la corde tendue les abîmes du Niagara.

Jusqu’à notre époque, l’on n’avait pas réussi à produire ce sommeil anesthésique si profond et à la fois si passager, on ne possédait que des narcotiques. C’étaient le plus souvent des breuvages préparés avec le suc des pavots et qui devaient leur vertu calmante à l’opium. Tel était ce fameux remède « de la colère et de la tristesse » que savaient fabriquer les femmes de Thèbes, et qui est resté dans la pharmacopée moderne sous le nom d’extrait thébaïque. On employait encore le lierre terrestre, le suc de la morelle, la jusquiame, la ciguë, la mandragore, la laitue, toutes plantes dont la vertu engourdissante et somnifère bien connue ne serait que d’un maigre secours à la chirurgie. Ces substances convenablement mêlées ont formé les philtres assoupissans auxquels l’imagination populaire a attribué un pouvoir léthargique bien exagéré. Les écrivains n’avaient garde de négliger un élément si dramatique et si précieux pour nouer, dénouer par d’émouvantes péripéties leurs drames ou leurs contes merveilleux. Et par là ils contribuaient à consolider la superstition universelle. C’est seulement dans l’imagination de Shakespeare qu’a existé ce breuvage que le moine Lorenzo fait prendre à l’amante de Roméo et qui, durant trois jours, la laisse plongée dans un sommeil impossible à distinguer de la mort.

Et cependant ces ressources d’une science occulte ne sauraient être contestées d’une manière absolue. L’unanimité, la ténacité de la croyance populaire témoignent en leur faveur, sans compter quelques dépositions plus difficiles à suspecter. Nous trouvons dans le Voyage de Marco Polo l’indication très précise de l’usage que le Vieux de la Montagne faisait de ces breuvages narcotiques pour plonger ses victimes dans une léthargie prolongée. — Il est bien difficile de ne pas croire qu’il y ait un fondement, si fragile qu’on voudra, à cette histoire, que nous conte Boccace, du pharmacien Giampaolo Spinelli, possesseur, entre autres secrets, d’une drogue dont il suffisait de respirer les vapeurs pour s’endormir paisiblement, et aussi d’une liqueur qui pendant un jour et une nuit