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bâtimens fut coulé. N’importe ; il passa, c’était l’essentiel. Lai perte avait été de trente-six tués et deux cents blessés, perte minime dans une entreprise en apparence désespérée. Ce début présageait bien d’autres succès.

Sur la rive gauche, et plus haut, se trouvait Vicksburg ; principale place d’armes des confédérés. Le long du fleuve, sur un espace de 3 milles, étaient disposées des batteries, et il fallait passer sous leur feu dans ce défilé. Le commandant de l’escadre fédérale y entra, suivi de onze navires ; , corvettes et canonnières1. En passant devant Vicksburg, il fut salué par les batteries et son navire, le Hartford fut touché en plusieurs endroits ; mais il ne s’arrêta pas à réparer les avaries, il passa, laissant quelques navires en arrière. Trois renoncèrent à poursuivre leur route et firent retraite, les autres rejoignirent leur chef. Cette équipée coûta sept tués et trente blessés, mais on avait passé, l’honneur était sauf et l’on était plein de confiance.

De ces exemples, que nous pourrions aisément multiplier, il résulte que les forts n’arrêtent pas un chef entreprenant devant une passe même bien défendre. Mais c’est à la condition qu’il ait toute sa liberté d’esprit. C’est chose très sérieuse de s’engager dans une entreprise où la vie des hommes, la sécurité de l’état et l’honneur du pays sont intéressés. Quand1 on s’y dévoue, c’est le moins qu’on n’y porte aucun autre souci que celui d’assurer le succès. Des précautions à prendre, un intérêt matériel à sauvegarder, ne font que troubler l’esprit, ôter au chef la lucidité et la résolution nécessaires. Il n’importait guère sans doute au gouvernement fédéral qu’une canonnière, une corvette ou tout autre bâtiment d’importance ordinaire fussent coulés en mer ou dans un fleuve. On les eût remplacés facilement et avec promptitude. Aussi l’amiral donnait dans le danger tête baissée ; sans arrière-pensée, tout entier à la bataille et prêt, comme il le disait, « à sauter vaillamment avec ses officiers. » Mais si le Hartford, tant de fois sorti, comme par miracle, d’entreprises aussi hasardeuses, avait représenté 14 millions, il est permis de penser que son chef ne l’eût pas exposé avec cette fière liberté d’allures, cet entrain vainqueur et cette gaîté guerrière.

D’autre part, les vaisseaux peuvent-ils, en se plaçant devant un fort, échanger avec ces remparts de pierre une canonnade à outrance sans encourir une perte certaine ? Les Anglais, en 1855, sous les ordres de l’amiral Napier, et les Français de la flotte alliée ; n’ont pas cru possible de le tenter contre les Russes dans la Baltique. Ils n’étaient prêts à lutter que contre d’autres bâtimens sur leur élément. Ils sont donc rentrés dans les ports nationaux sans coup férir. Plus tard sous les mêmes pavillons on a voulu mieux faire, et