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prussiennes sans tenter d’y envoyer un seul boulet ? Dieu sait pourtant s’ils étaient impatiens d’agir ! mais quoi ! ils avaient sous leurs pieds des millions qui flottaient ! Prêts à risquer leur vie, ils devaient hésiter à risquer leurs vaisseaux !

Matelots des équipages, officiers de l’état-major, nos marins, en fait de courage et d’instruction, ne sont inférieurs à personne. Et pourtant quelle différence d’entrain et de hardiesse a montrée pendant la guerre de sécession, la marine des États-Unis, dont la flotte à peine formée comptait plus de corvettes que de bâtimens cuirassés, plus de navires en bois de faible échantillon que de monitors ! Aussi les commandans passaient-ils cavalièrement par-dessus toute considération pour la sécurité de ces bâtimens. Ils les risquaient de gaîté de cœur et les conduisaient allègrement au-dessus des torpilles, au-devant des embrasures de forteresses. Citons-en quelques exemples.

En 1862, la marine fédérale faisait le blocus du Mississipi et voulait forcer l’entrée et les passes de ce fleuve pour seconder les opérations de l’armée de terre autour de la Nouvelle-Orléans. Les confédérés, encore moins préparés que leurs adversaires, avaient été surpris par la guerre sans flotte et presque sans bâtimens de combat. Ils étaient hors d’état de se porter en mer au-devant de l’ennemi et devaient se borner à défendre le fleuve. Ils y avaient accumulé de grands moyens de résistance : forts et batteries à terre, barrage dans le fleuve, torpilles et, en arrière, des flottilles d’embarcations transformées en canonnières. Une des passes du Mississipi était défendue, par deux forts en face l’un de l’autre : le fort Jackson et le fort Saint-Philip, ouvrages armés de quarante bouches à feu. Il fallait traverser cet obstacle. Le commodore Ferragut, durant une nuit obscure, envoya dans le Mississipi deux canonnières avec ordre de reconnaître et d’ouvrir, si faire se pouvait, un barrage entremêlé de torpilles qu’on savait dressé entre les deux forts. Ce barrage, qui était formé de vieilles coques de navires réunies par une chaîne, ne fut pas rompu. Le lieutenant, de retour, avait réussi pourtant à dégager l’un des pontons. En fait, le barrage était au moins entr’ouvert. On pouvait le franchir. Ferragut n’hésita pas. Le 24 avril, à trois heures du matin, il partit sur la corvette Hartford, qui marchait en tête. Le passage pratiqué dans l’estacade était très étroit. Il y échoua et resta exposé aux volées des forts. Un autre navire, le Brooklyn, eut le même sort. Plusieurs canonnières s’échouèrent également. Ces incidens ne purent déconcerter le hardi marin ; il se dégagea, rallia sa flottille, à l’exception d’un seul navire, au-delà du barrage et livra combat aux confédérés, qui l’attendaient derrière ce rempart. Un de ses