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pour le pauvre. J’ai pu, seul en mon siècle, comprendre Jésus et François d’Assise. Il était à craindre que cela ne fît de moi un démocrate à la façon de Lamennais. Mais Lamennais ne fit qu’échanger une foi pour une autre ; il n’arriva que dans sa vieillesse à la critique et à la froideur d’esprit, tandis que le travail qui me détacha du christianisme me rendit du même coup impropre à tout enthousiasme pratique. Ce fut la philosophie même de la connaissance qui, dans ma révolte contre la scolastique, fut profondément modifiée en moi.

Un inconvénient plus grave, c’est que, ne m’étant pas amusé quand j’étais jeune, et ayant pourtant dans le caractère beaucoup d’ironie et de gaîté, j’ai dû, à l’âge où on voit la vanité de toute chose, devenir d’une extrême indulgence pour des faiblesses que je n’avais point eu à me reprocher, si bien que des personnes qui n’ont peut-être pas été aussi sages que moi ont pu quelquefois se montrer scandalisées de ma mollesse. En politique surtout, les puritains n’y comprennent rien ; c’est l’ordre où je suis le plus en règle avec ma conscience, et cependant une foule de gens me tiennent pour très relâché. Je ne peux m’ôter de l’idée que c’est peut-être après tout le libertin qui a raison et qui pratique la vraie philosophie de la vie. De là quelques surprises, quelques admirations exagérées. Sainte-Beuve, Théophile Gautier, me plurent un peu trop. Leur affectation d’immoralité m’empêcha de voir le décousu de leur philosophie. La peur de sembler un pharisien, l’idée tout évangélique, du reste, que l’immaculé a droit d’être indulgent, la crainte de tromper si par hasard tout ce que disent les professeurs de philosophie n’était pas vrai, ont donné à ma morale un air chancelant. En réalité, c’est qu’elle est à toute épreuve. Ces petites libertés sont la revanche que je prends de ma fidélité à observer la règle des mœurs. De même, en politique, je tiens des propos réactionnaires pour n’avoir pas l’air d’un sectaire libéral. Je ne veux pas qu’on me croie plus dupe que je ne le suis en réalité ; j’aurais horreur de bénéficier de mes opinions ; je redoute surtout de me faire à moi-même l’effet d’un placeur de faux billets de banque. Jésus, sur ce point, a été mon maître plus qu’on ne pense, Jésus qui aime à provoquer et à narguer l’hypocrisie et qui, par la parabole de l’enfant prodigue, a posé la morale sur sa vraie base, la bonté du cœur, en ayant l’air d’en renverser les fondemens.

A la même cause se rattache un autre de mes défauts, un manque apparent de franchise dans certaines relations, je veux dire en paroles et en correspondance. Le prêtre porte en tout sa politique sacrée ; sa parole implique beaucoup de convenu. Sous ce rapport, je suis resté prêtre. Dans mes écrits, j’ai été d’une sincérité absolue, Non-seulement je n’ai rien dit que ce que je pense ;