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peut-estre eu tort. J’ay cru dans ma dernière visite vous avoir causé quelqu’importunité. Mais il y a trop longtemps aussy que je suis privé d’un plaisir dont vous scavez que je scais connoître tout le prix. Il m’est doux de retrouver dans vostre conversation les sentimens nobles et les idées justes dont il faut avouer que l’entretien sera toujours le plus aimable délassement de la solitude et du monde. J’en suis fâché pour vous, madame, mais au milieu de ce monde qui vous aime et que je ne hais pas, vous avez le malheur de penser souvent comme moy, et je vous parle avec confiance et liberté de ces mêmes impressions et réflexions que je crois partager avec vous. J’ay voulu plus d’une fois vous chercher ; délivrez-moi de cette crainte involontaire de venir dans des momens où je vous causerais quelque gesne. J’ay passé chez M. Necker ce matin à Paris ; on m’a dit qu’il y venoit de tems en tems. Je n’ay pas été assez heureux pour le trouver. Agréez le sincère et respectueux attachement avec lequel j’ay l’honneur d’estre, madame, votre très humble et très obéissant serviteur.

L’archevêque d’Aix.


Nul doute que Mme Necker n’ait fait ce qui dépendait d’elle pour délivrer l’archevêque d’Aix de cette gêne involontaire. Mais elle n’y réussit qu’imparfaitement, car à une lettre de reproches qu’elle lui adressait sur la rareté de ses visites, il répondait de nouveau : « Je puis vous assurer et bien franchement que j’ay mis pendant quelque temps de la discrétion à ne pas aller vous chercher, mais il est vrai aussy qu’ensuite j’ay eu des remords, J’ay senty que ma discrétion prolongée devenoit un tort pour moy, et vous deviez être bien sûre que les remords deviendroient encore plus sensibles par les regrets. »

Ces fréquens séjours de l’archevêque d’Aix à Paris avaient peut-être encore une autre raison que le goût d’un monde qu’il avouait ne pas haïr. Par ses actes d’habile administration, il s’était déjà créé dans son diocèse une juste popularité et il devait se sentir aussi propre à la conduite des grandes affaires que plus d’un prélat qui y avait été déjà appelé. Cette honorable ambition ne fut cependant pas satisfaite[1], et quelques années plus tard, définitivement fixé dans son diocèse, il prenait Mme Necker pour confidente de ses déceptions avec une mélancolie qui n’était pas exempte de bonne grâce et de dignité :


Vous me parlez, madame, avec bonté d’une carrière brillante à laquelle je ne me crois pas destiné. J’en ay vu les apparences s’évanouir

  1. M. de Boisgelin fut cependant élu à l’assemblée constituante, où il se signala par la modération de ses opinions ; il rentra en France au moment du concordat et fut nommé cardinal et archevêque de Tours, où il mourut en 1804.