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paroissoit extraordinaire que depuis tant d’années où vous aviez eu le temps de mettre en avant cette prétention, vous eussiez choisi le moment où les finances sont le plus accablées du poids d’une guerre infiniment dispendieuse. Je ne puis même vous dissimuler qu’après avoir fait pendant quelque temps des recherches inutiles à cet égard, j’ai acquis depuis peu de jours des renseignemens d’où il résulte que cette demande a été formée et rejetée sous le feu roi au rapport de M. l’abbé Terray, et ces renseignemens sont tels que j’y aurois ajouté la plus entière foi si vous ne me disiez pas le contraire.

Je prendrai sur tout cela les ordres du roi, si Monsieur l’exige ; mais j’ai cru avant tout devoir faire connoître ma façon de penser, afin que Monsieur puisse choisir un autre intermédiaire s’il le juge à propos ou suivre directement cette affaire. Et comme le roi ne trouve pas mauvais que vous fassiez valoir les droits de Monsieur selon vos lumières, j’espère que Son Altesse Royale ne désapprouvera pus que je discute les intérêts de Sa Majesté suivant ma conscience.


Inutile de dire que la réclamation de Monsieur n’eut jamais d’autres suites ; mais je doute que l’intendant auquel un démenti était si poliment donné et le prince lui-même aient jamais pardonné cette lettre à M. Necker.

Si M. Necker eut souvent à lutter contre des difficultés de la nature de celle que je viens d’indiquer, en revanche il dut se sentir singulièrement encouragé par les témoignages de confiance qu’il recueillait de tous côtés. Il n’y a rien peut-être qui ferait mieux revivre l’esprit dont la France était animée sous le règne de Louis XVI que la publication des milliers de lettres, discours, pièces de vers, qui furent adressés à M. Necker durant les cinq années de son premier ministère. Rien non plus qui ferait davantage regretter que tant de mouvemens généreux, tant de bonnes volontés ardentes n’aient pas réussi à éviter la catastrophe finale. Jamais, à la prendre dans son ensemble, la France ne fut animée de sentimens meilleurs que durant ces quinze premières années du règne de Louis XVI. Jamais souverain n’obéit à des intentions plus pures ; jamais noblesse ne se montra plus disposée à se réformer elle-même ; jamais nation n’eut l’oreille plus ouverte et le cœur plus accessible à toutes les idées élevées. Quand on songe que, pour rechercher les causes de ce tragique avortement, il faut remonter à plus d’un siècle de politique fausse ou funeste, on est effrayé du poids dont la fatalité pèse sur les affaires humaines lorsqu’elle n’est combattue par aucune volonté ferme, et on se prend à creuser le sens profond du vers antique :

Delicta majorum immeritus lues.