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malheur : celui de se trouver aux prises avec une tâche sous le poids de laquelle aurait succombé peut-être le génie d’un Bonaparte.


I.

Le premier poste que M. Necker ait occupé est celui de ministre de la république de Genève à Paris. Cette désignation de ses concitoyens, qui lui donnait accès à la cour, contribua plus qu’on ne croit à son élévation politique. Si grand qu’eût été en effet le succès de son Éloge de Colbert, qui fut couronné par l’Académie française, et de son Essai sur le commerce des grains, qui excita tant de colère chez les partisans de Turgot, le vieux Maurepas n’aurait pas été chercher M. Necker dans ses bureaux de la rue de Cléry, pour le proposer au choix de Louis XVI, s’il ne l’eût auparavant rencontré à Versailles. Le représentant de la république de Genève était en rapports assez fréquens avec les ministres du roi, et ces fonctions furent pour M. Necker une occasion toute naturelle de nouer connaissance avec des hommes qu’il devait retrouver plus tard comme collègues, comme adversaires ou comme amis. Je m’arrêterai donc un instant sur ces débuts peu connus de sa carrière, qui nous initieront en même temps au secret diplomatique d’une petite république au XVIIIe siècle.

La république de Genève avait toujours mené une existence assez difficile, resserrée qu’elle était entre le territoire de son ambitieux voisin, le duc de Savoie, et celui de son puissant voisin, le roi de France. À ces difficultés extérieures qui dataient de tout temps étaient venues s’ajouter celles causées par la vivacité des querelles intérieures entre les bourgeois et les natifs, entre les négatifs et les représentans[1]. Déjà ces querelles avaient ensanglanté les rues, et il était à craindre que, sous couleur de maintenir l’ordre, la France n’occupât militairement le territoire de Genève, qu’une fois déjà elle avait fait bloquer par un cordon de troupes. On savait le duc de Choiseul assez mal disposé pour la république, et

  1. On appelait, dans la langue politique de Genève, bourgeois, ceux qui, en vertu de leur naissance, étaient investis du droit exclusif de participer au gouvernement de la république, et natifs, ceux qui, nés sur le territoire de parens étrangers, étaient au contraire exclus de ce droit et même de l’exercice de certaines professions ; représentans, ceux qui avaient adressé des représentations au Magnifique Petit Conseil après la condamnation de l’Émile ; négatifs ceux qui contestaient la légalité de ces représentations. Le Magnifique Petit Conseil, émanation du conseil des deux cents, était composé des syndics et d’un nombre variable de bourgeois. C’était un corps à la fois politique, administratif et judiciaire, qui exerçait presque tous les pouvoirs dans la république.