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ignominia seculi ; la seconde que le christianisme est le résumé de tout idéal, il était inévitable que je me crusse destiné à être prêtre. Cette pensée, ne fut pas le résultat d’une réflexion, d’une impulsion, d’un raisonnement. Elle allait en quelque sorte sans le dire. La possibilité d’une carrière profane ne me vint même pas à l’esprit. Etant, en effet, entré avec le sérieux et la docilité la plus parfaite dans les principes de mes maîtres, envisageant comme eux toute profession bourgeoise ou lucrative comme inférieure, basse, humiliante, bonne tout au plus pour ceux qui ne réussissaient pas dans leurs études, il était naturel que je voulusse être ce qu’ils étaient. Ils devinrent le type de ma vie, et je n’eus d’autre rêve que d’être comme eux professeur au collège de Tréguier, pauvre, exempt de souci matériel, estimé, respecté comme eux.

Ce n’est pas que les instincts qui plus tard m’entraînèrent hors de ces sentiers paisibles n’existassent déjà en moi ; mais ils dormaient. Par ma race, j’étais partagé et comme écartelé entre des forces contraires. Il y avait dans la famille de ma mère des élémens de sang basque et bordelais[1]. Un Gascon sans que je le susse jouait en moi des tours incroyables au Breton et lui faisait la nique avec des grimaces de singe… Ma famille elle-même était partagée. Mon père, mon grand-père paternel, mes oncles, ma mère, étaient patriotes et se compromirent en 1815. Mais ma grand’mère maternelle était une personne d’une grande piété. Elle avait pour la révolution une haine extrême, et le royalisme faisait essentiellement partie de sa religion. J’ai raconté ailleurs[2] comment, pendant la révolution, sa maison fut l’asile ordinaire des prêtres insermentés, et comment elle fut sauvée par mon oncle le révolutionnaire. Celui-ci, par une de ces compensations qui, aux époques de crise, ne font pas un pli, laissa guillotiner à sa place son amie, Mme Taupin. Elle était le centre d’une société de pieuses personnes, dont les sentimens étaient ceux d’une religion ferme et très élevée. Dernièrement, en classant de vieux papiers, je trouvai une lettre d’elle qui m’a. frappé. Elle est adressée à une excellente demoiselle Guyon, bonne vieille fille, qui me gâtait beaucoup quand j’étais enfant, et que rongeait alors un affreux cancer.

  1. Il y avait peut-être en ma race des élémens plus vieux encore. Quand je vis les Lapons, dans mon voyage de Norvège avec le prince Napoléon, je fus frappé de l’analogie du type des femmes avec celui de certaines paysannes bretonnes. L’idée me vint que, dans les temps antiques, il put y avoir des mélanges entre des branches perdues de la race celtique et les races analogues aux Lapons qui couvraient le sol à leur arrivée. Ma formule ethnique serait de la sorte : « un Celte, mêlé de Gascon, combiné de Lapon. » Une telle formule devrait, je crois, représenter, d’après les théories des anthropologistes, le comble du crétinisme et de l’imbécillité.
  2. Voyez la Revue du 1er décembre 1870.