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la situation même de Davout à la date de ce conte, et il faut avouer que cette blessure voilée de Mohély représente assez bien la souffrance discrète dont le vainqueur d’Auerstaedt souffrait depuis cette journée.


II

Après les affections de la famille, l’amitié est peut-être le sentiment que Davout a le plus fortement éprouvé, et il l’a connu d’autant mieux que, ne disséminant pas les forces de son cœur, il pouvait les porter tout entières sur ceux qu’il avait une fois choisis, et ceux-là furent toujours en petit nombre. Son amitié était aussi durable que forte, car, n’étant pas déterminée par les qualités brillantes, l’éclat du rang ou les vulgaires entraînemens de la nature, mais par les qualités solides à l’user, elle ne s’adressait qu’à cette race d’hommes qui n’ont jamais besoin d’indulgence et se trouvait ainsi assurée d’avance contre tout incident qui aurait pu la faire cesser ou l’amoindrir. La sévérité qu’il portait en toutes choses, le protégeant contre les choix douteux ou les sympathies passagères, le servait en cela merveilleusement. Quant à ce genre d’amitié que la vie des camps engendre et favorise plus que tout autre, Davout ne lui sacrifia jamais. On peut dire de lui en toute exactitude qu’il eut des intimes et ne connut pas la camaraderie. En aucune occasion, nous ne surprenons chez lui la tolérance, si souvent dangereuse, qu’entraîne presque nécessairement cette forme un peu vulgaire de l’amitié. Dès que l’intérêt de ses fonctions l’exigeait, il arrêtait net toute familiarité, même la plus naturelle et la plus légitime ; nous avons dit, dans une précédente étude, comment il exigeait le respect des formes hiérarchiques, même au sein de sa famille. Nous ne croyons pas que jamais personne ait mieux connu la portée du fameux adage : Familiarité engendre mépris. C’est là un adage passé à l’état de lieu-commun, dira-t-on peut-être. Sans doute, mais toute saine morale n’est faite que de lieux-communs, et la vie n’a d’honnête direction qu’à la condition de ne prendre conseil que des lieux-communs. Un tel homme n’était guère capable de se laisser, par complaisance amicale, induire en sottise.

Les présens Mémoires nous offrent, entre beaucoup d’autres, deux exemples très remarquables de la résistance immédiate qu’il savait opposer aux empiétemens téméraires ou irrespectueux de la camaraderie. Il était lié avec Oudinot par la plus ancienne confraternité d’armes, si bien que, lorsqu’ils s’écrivaient, même pour les nécessités du service, ils employaient le tutoiement et se dispensaient des formules officielles obligatoires. il était à peine installé au ministère de la guerre en 1815 qu’il apprit qu’Oudinot s’était reporté sur les places