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n’importe quelle profession, j’aurais honteusement échoué. La vie de l’esprit m’apparaissait comme seule noble ; toute profession lucrative me semblait servile et indigne de moi.

Ainsi, en réalité, je n’ai pas tant changé qu’on pourrait croire. Ce bon et sain programme de l’existence, que mes professeurs m’inculquèrent, je n’y ai jamais renoncé. Je ne crois plus que le christianisme soit le résumé surnaturel de ce que l’homme doit savoir ; mais je persiste à croire que l’existence est la chose du monde la plus frivole, si on ne la conçoit comme un grand et continuel devoir. Vieux et chers maîtres, maintenant presque tous morts, dont l’image m’apparaît souvent dans mes rêves, non comme un reproche, mais comme un doux souvenir, je ne vous ai pas été aussi infidèle que vous croyez. Oui, j’ai reconnu que votre histoire était insuffisante, que votre critique n’était pas née, que votre philosophie naturelle était tout à fait au-dessous de celle qui nous fait accepter comme un dogme fondamental : « Il n’y a pas de surnaturel particulier ; » mais au fond vous aviez raison, et je suis toujours votre disciple. La vie n’a de prix que par le dévoûment à la vérité et au bien. Ce bien, vous l’entendiez d’une manière un peu étroite. Cette vérité, vous la faisiez trop matérielle, trop concrète ; au fond cependant vous aviez raison, et je vous remercie d’avoir imprimé en moi comme une seconde nature ce principe, funeste à la réussite mondaine, mais fécond pour le bonheur, que le but d’une vie noble doit être une poursuite idéale et désintéressée.

Tout le milieu où je vivais m’inspirait les mêmes sentimens, la même façon de prendre la vie. Le Breton (je parle du peuple, surtout des marins) est extrêmement idéaliste ; on obtient tout de lui par le sentiment de l’honneur, en lui faisant bien entendre qu’on ne le paie pas, que le courage et le devoir sont choses au-dessus de tout salaire. Mon grand-père, quoique partisan de la révolution, avait refusé de s’enrichir en achetant des biens nationaux ; mon père montra toujours une complète inaptitude à ce qui peut s’appeler lucre. Le noble, d’après les idées du pays, était celui qui, ne gagnant rien, n’exploite personne, qui n’a aucun profit que le revenu de ses terres fixé par la tradition. Mes condisciples étaient pour la plupart de jeunes paysans des environs de Tréguier, vigoureux, bien portans, braves, et, comme tous les individus placés à un degré de civilisation inférieure, portés à une sorte d’affectation virile, à une estime exagérée de la force corporelle, à un certain mépris des femmes et de ce qui leur paraît féminin. Presque tous travaillaient pour être prêtres. Ce que j’ai vu alors m’a donné une grande aptitude pour comprendre les phénomènes historiques qui se passent au premier contact d’une barbarie énergique avec la civilisation. La situation intellectuelle des Germains à l’époque