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me firent renoncer aux croyances chrétiennes ; mais il faut profondément ignorer l’histoire et l’esprit humain pour ne pas savoir quelle chaîne ces simples, fortes et honnêtes disciplines créaient pour les esprits. Leur base était une sévère moralité, tenue pour inséparable de la pratique religieuse, une manière de prendre la vie comme impliquant des devoirs envers la vérité. La lutte même pour se débarrasser d’opinions en partie peu rationnelles avait ses avantages. De ce qu’un gamin de Paris écarte par une plaisanterie des croyances dont la raison d’un Pascal ne réussit pas à se dégager, il ne faut cependant pas conclure que Gavroche est supérieur à Pascal. Je l’avoue, je me sens parfois humilié qu’il m’ait fallu cinq ou six ans de recherches ardentes, l’hébreu, les langues sémitiques, Gesenius, Ewald et la critique allemande, pour arriver juste au résultat que ce petit drôle atteint tout d’abord et comme du premier bond. Ces entassemens d’Ossa sur Pélion m’apparaissent alors comme une énorme illusion. Mais le P. Hardouin disait qu’il ne s’était pas levé quarante ans à quatre heures du matin pour penser comme tout le monde. Je ne puis admettre non plus que je me sois donné tant de mal pour combattre une pure chimœra bombinans. Non, je ne peux croire que mes labeurs aient été vains, ni qu’en théologie on puisse avoir raison à aussi bon marché que le croient les rieurs. En réalité, peu de personnes ont le droit de ne pas croire au christianisme. Si tous savaient combien le filet tissé par les théologiens est solide, comme il est difficile d’en rompre les mailles, quelle érudition on y a déployée, quelle critique il faut pour dénouer tout cela ! .. J’ai remarqué que d’excellens esprits qui se sont mis trop tard à cette étude se sont pris à la glu et n’ont pu s’en détacher.

Mes maîtres m’enseignèrent d’ailleurs quelque chose qui valait infiniment mieux que la critique ou la sagacité philosophique ; ils m’apprirent l’amour de la vérité, le respect de la raison, le sérieux de la vie. Voilà la seule chose en moi qui n’ait jamais varié. Je sortis de leurs mains avec un sentiment moral tellement prêt à toutes les épreuves que la légèreté parisienne put ensuite patiner ce bijou sans l’altérer. Je fus fait de telle sorte pour la vie désintéressée, pour le bien, pour le vrai, qu’il m’eût été impossible de suivre une carrière non vouée aux choses de l’âme. Le trait d’une vocation absolue, c’est l’impossibilité pour celui qui en est l’objet de faire autre chose, si bien que, s’il s’écarte de la voie qui lui est tracée d’en haut, il est nul, maladroit, au-dessous du médiocre. Mes maîtres me rendirent ainsi tellement impropre à toute besogne temporelle que je fus frappé irrévocablement pour une vie spirituelle. J’aurais voulu forfaire à cette vocation que je ne l’aurais pu. En