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de la vie terrestre : « Il buvait, mangeait, se vêtait, s’oignait de parfums, allait et venait dans sa tombe, exigeait un mobilier, une maison, des serviteurs, un revenu. On devait lui assurer dans l’autre monde la possession de toutes les richesses dont il avait joui dans celui-ci sous peine de le condamner à une éternité de misères indicibles. La première obligation que sa famille contractait à son égard était de lui fournir un corps durable, et elle s’en acquittait en momifiant de son mieux la dépouille mortelle, puis en cachant la momie au fond d’un puits, où l’on ne l’atteignait qu’au prix de longs travaux. Toutefois le corps, quelque soin qu’on eût mis à l’embaumer, ne rappelait plus que de loin la forme du vivant. Il était d’ailleurs unique et facile à détruire. Lui disparu, que serait devenu le double ? On lui donna pour support des statues représentant la forme exacte de l’individu. Les statues en bois, en calcaire, en pierre dure, étaient plus solides que la momie, et rien n’empêchait d’en fabriquer la quantité qu’on voulait. Un seul corps était une seule chance de durée pour le double ; vingt statues représentaient vingt chances. » Telle était la destination véritable des statuettes qui garnissent en si grand nombre les armoires du musée égyptien du Louvre ; et de là vient aussi qu’elles ne sont pas toujours belles. Les héritiers du mort ne cherchaient pas à lui procurer un corps idéal et embelli. Ils copiaient exactement son image. Quand le défunt avait le malheur d’être laid, comme le scribe de la cinquième dynastie, il fallait bien le représenter comme il était ; sans cela, le double aurait pu ne pas reconnaître son ancien associé. Mais si ces petites statues n’ont pas toute la beauté des figurines grecques, elles ont toujours une vie et une vérité singulières, parce qu’elles sont l’image exacte de la réalité.

Telle est la première livraison des Monumens de l’art antique de M. Rayet. Elle annonce bien l’ouvrage et en fait vivement désirer la suite. Rien n’a été négligé pour satisfaire les gens de goût. Les monumens sont reproduits par le procédé héliographique de M. Dujardin, qui a toute la sincérité et toute la vigueur de la photographie sans en avoir les inconvéniens. Les notices, sans aucun appareil d’érudition, sont savantes, précises, attachantes, souvent pleines de vues et d’idées nouvelles. M. Rayet annonce « qu’il voudrait rendre aux amateurs sérieux l’abord de la science plus aisé, donner à quelques indifférens le goût des recherches approfondies et ramener l’attention des gens du monde sur les civilisations antiques, où nous avons tant à apprendre et tant à admirer. » Je crois que son livre est fait pour y réussir.


GASTON BOISSIER.

Le directeur-gérant : C. BULOZ