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question s’est élevée, tellement incertaine que près de deux mille jurisconsultes se sont prononcés contre l’interprétation du gouvernement, que près de quatre cents magistrats du ministère public ont honorablement donné leur démission pour ne pas s’associer à l’exécution des décrets ; parce que, sur cette question contestée, certains tribunaux ont partagé l’opinion de juristes comme M. Demolombe et M. Rousse ; parce que ces tribunaux n’ont pas voulu accepter comme parole d’évangile ce que M. le ministre de l’intérieur a dit dans un mémoire, ce qui ne s’était pas dit depuis longtemps que l’administration est seule juge « de la mesure des sacrifices qu’elle peut imposer aux droits privés, » parce que ces faits se sont produits, la magistrature est traitée en ennemie de la république, — de l’ordre et de la société !

Que devait donc faire la magistrature pour échapper à ces accusations, pour mériter, comme l’a dit naïvement M. le garde des sceaux, « la confiance du gouvernement ? » C’est encore assez clair, elle aurait été la meilleure des magistratures si elle s’était montrée soumise et muette, si elle avait accepté sans mot dire ces déclinatoires d’incompétence par lesquels, selon une expression spirituelle, on a remplacé avantageusement l’article 75 de la constitution de l’an VIII. Elle est traitée en ennemie parce que quelques tribunaux, quelques magistrats ont jugé en toute indépendance, sous leur responsabilité, au risque de déplaire. C’est pour cela que la suspension de l’inamovibilité doit être prononcée pour un an, — et qu’on remarque bien ce qu’il y a d’étrange dans cet expédient de représaille contre une institution. Évidemment, cette suspension temporaire est plus équivoque, plus dangereuse que la suppression même de l’inamovibilité. La suppression complète de l’inamovibilité est un système dont l’application comporte des garanties d’un autre ordre ; l’élection des juges est encore un système. La suspension temporaire n’est pas un système. C’est tout simplement l’arbitraire introduit dans la loi, consacré par la loi. Ainsi, pendant un an, et pendant cette année des élections vont se préparer, un garde des sceaux, celui qui est aujourd’hui à la chancellerie ou tout autre, disposerait souverainement du corps judiciaire tout entier, exclurait ou déplacerait des magistrats à son bon plaisir ! M. Bardoux, M. Ribot, ont eu certes raison de le dire : « C’est la justice suspendue pendant un an ; ., pendant un an c’est un rendez-vous donné à toutes les dénonciations, à toutes les rancunes, à toutes les convoitises… » C’est ainsi qu’on prétend donner satisfaction à l’opinion publique, sans compter qu’on n’a pas apparemment l’illusion que ce qu’on ferait aujourd’hui serait respecté par d’autres, de sorte que si le sénat n’arrêtait pas au passage de telles fantaisies, on arriverait tout simplement à créer un régime d’arbitraire tempéré par l’anarchie.

Oui, vraiment, un des plus dangereux ennemis, c’est ce goût d’arbitraire, qui n’exclut pas l’anarchie, que les théories officielles consacrent