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remarquait M. Thiers, il allait devant lui jusqu’à ce qu’il rencontrât le mur, et si le mur résistait, il rebroussait chemin. La politique de sympathies et de vaine gloire, sans autre correctif que la résistance du mur, est un fâcheux système de conduite pour un souverain ; elle le condamne à de perpétuelles alternatives d’audaces et de reculs, qui tour à tour exposent sa sûreté ou compromettent son prestige. C’est réduire l’art de gouverner au jeu de l’amour et du hasard, et ce n’est pas ainsi que l’ont entendu les Richelieu, les Cavour, les Bismarck, dont la prudente hardiesse s’est toujours appliquée à justifier et à sauver les coups les plus osés par de profondes combinaisons. Mais quiconque est né avec une imagination hasardeuse ne guérit jamais de cette maladie, et Napoléon III a fini comme il avait commencé, par une aventure.

On conçoit sans peine que Kossuth se flattât d’employer à ses desseins un souverain tel que Napoléon III. Ce qui l’encourageait dans ses espérances et lui facilita ses tentatives, ce fut l’habitude qu’avait l’empereur de négocier avec qui bon lui semblait sans en avertir ses ministres et derrière leur dos. Quand Kossuth se présenta aux Tuileries cinq jours avant que l’empereur se mît en route pour aller prendre en Italie le commandement de son armée, de fidèles rapports l’avaient instruit depuis longtemps du véritable état des choses. Il savait que le comte Walewski avait travaillé sincèrement pour le maintien de la paix, que réclamaient le corps législatif, l’administration tout entière, comme l’opinion publique ; mais il savait aussi que le maître avait sa politique personnelle et occulte, qui, inaugurée dans l’entrevue de Plombières, avait trouvé sa consécration dans le mariage du prince Napoléon et dans le traité d’alliance défensive et offensive, secrètement conclu avec le roi Victor-Emmanuel en décembre 1858. « C’est un fait important, nous dit-il, et que l’historien de notre temps doit toujours garder dans sa mémoire, que la politique de l’empereur Napoléon différa souvent, même du tout au tout, de celle de ses ministres. Souvent ceux-ci n’étaient même pas initiés à la pensée du maître ni chargés de la mettre en œuvre. Ainsi les réfugiés hongrois étaient en communication seulement avec l’empereur, avec le prince Napoléon, qui, en d’importantes occasions fut utilisé comme médiateur et agent d’exécution, et avec certains personnages sans situation officielle, qui étaient toutefois des instrumens de confiance. Mais nous n’avions jamais affaire aux ministres ; pour ma part, je n’eus aucun rapport avec eux. Ils n’étaient pas initiés à nos relations, du moins en 1859. Plus tard, quand Thouvenel fut ministre des affaires étrangères, il y eut en ceci quelque changement, non que le système fût modifié, mais simplement parce que mon ami, le colonel Nicolas de Kiss, était intimement lié avec Thouvenel et que leurs familles étaient apparentées. L’empereur, qui connaissait cette grande intimité, ne la désapprouva