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impartialité à laquelle tous les partis ont tour à tour rendu hommage, perdant de sa force dans les procès politiques, répugnant à les juger et montrant à ceux qui doutent d’elle, pour un brouillon qu’elle désavoue, dix magistrats menant une vie modeste dans la pratique obscure des vertus de famille et méritant, au milieu du tourbillon de nos villes modernes, d’être oubliés du passant et admirés du philosophe.

Ainsi se perpétuaient les saines traditions d’une magistrature dévouée à tous ses devoirs. On a vu ce que, depuis un siècle, tous ses adversaires ont dit d’elle. Nous n’avons rien caché. L’inventaire de ses fautes est facile à dresser : sortie de la meilleure partie de la bourgeoisie française, elle a partagé à toutes les époques ses croyances comme ses erreurs. Elle a eu comme elle ses jours de puissance ; comme elle, elle a tenu de près au gouvernement du pays ; aussi bien qu’elle, elle connaît aujourd’hui la mauvaise fortune et doit combattre pour conserver intacte la chaîne de la tradition. Elle a lutté sans faiblir contre les violences de l’anarchie, ce que la bourgeoisie, dans nos jours de discordes civiles, a toujours su faire, car, en France, nul ne manque de courage. Elle doit continuer à lutter contre l’esprit de désordre qui veut la détruire, sans que cette lutte pour l’existence la jette hors des sentiers du droit et de la justice, dans les ardeurs d’une réaction aveugle où elle trouverait sa perte. Les juges traversent aujourd’hui l’épreuve la plus redoutable pour les hommes et pour les institutions, l’obligation de se vaincre eux-mêmes et de demeurer en des heures où, en dedans de soi, on sent bouillonner la colère, de fidèles serviteurs de la mesure et de la modération. Ils tiennent leur sort entre leurs mains : qu’ils demeurent des juges et qu’ils ne s’enrôlent pas parmi les combattans.

Le vote qui, malgré d’éloquens efforts, vient de suspendre l’inamovibilité pour un an à l’imitation de la chambre introuvable ne doit pas ajouter à leurs alarmes. Nul doute que le sénat ne repousse une loi que ceux mêmes qui l’ont votée pour plaire à leurs électeurs déclarent tout bas n’être pas viable ; mais il est deux manières pour une chambre haute de répondre en les rejetant aux lois de colère d’une majorité qui écoute ses passions : — Elle peut ne considérer que le texte, le repousser avec dédain et passer à des discussions sérieuses. — Elle peut faire mieux, en substituant à des mesures imbues de l’esprit révolutionnaire une réforme hardie et prudente, digne de l’expérience d’esprits sages et qui constitue de la part du sénat la réplique la plus décisive à l’acte d’impolitique étourderie d’une chambre en quête de succès électoraux.


GEORGES PICOT.