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Ce refus de concours ne pouvait pas recevoir l’approbation publique des conseillers et des juges sans redoubler les colères dès hommes engagés dans la guerre anti-religieuse. Les projets de loi suspendant l’inamovibilité furent invoqués comme la suprême ressource destinée à châtier la magistrature. Les habiles insinuaient qu’il aurait fallu ne frapper les couvens qu’après avoir remanié les corps judiciaires. Les violens voulurent réparer cette faute de tactique, et annoncèrent que du moins ils agiraient vite. Les menaces se succédèrent, et de toutes parts les tribunaux se sentirent enveloppés dans un réseau de délations secrètes, pendant que l’institution elle-même était accablée d’un torrent d’injures proférées publiquement dans tous les discours politiques. C’est ainsi que s’annonçait la discussion de la loi sur la magistrature. À cette déclaration de guerre d’un parti tout entier se préparant à frapper l’organisation judiciaire, les tribunaux répondirent par des jugemens qui trahissaient leur indignation.

Ainsi la guerre est déclarée. Après des années d’escarmouches, de manœuvres menaçantes, de préparatifs alarmans, les radicaux, profitant de la faiblesse des ministères, ont jeté le masque. Ils méditent de suspendre l’inamovibilité dans l’année où la chambre sera renouvelée, afin de former des tribunaux plus propres aux besognes inavouables de la période électorale. Ils méditent de chasser tous ceux qui ne se courbent pas devant eux et de les remplacer par leurs créatures. Ils méditent de mettre au service du » peuple une légion de juristes prêts à forger à son usage toutes les théories de la servitude et à se faire les défenseurs de la toute-puissance populaire, le plus corrupteur de tous les despotismes. Nous connaissons leur langage. Nous n’avons pas eu la peine de le lire dans l’histoire. Il nous semble qu’il frappe encore nos oreilles. L’état, ses droits, son autorité suprême, ses mesures de haute police, sa compétence universelle et exclusive, la nécessité de fortifier le pouvoir contre les menées des anciens partis, contre ces mécontens dont la parole incorrigible ne résonne pas à l’unisson dans le concert de satisfaction générale, tel sera le vocabulaire à l’usage des nouveaux magistrats devenus les soldats d’une cause et non les libres serviteurs de leur conscience et du droit. Nous entendons autrement la mission du juge, nous avons un autre idéal, et c’est ce qui nous a mis la plume à la main.


I

Le problème est complexe : pour connaître les destinées de la magistrature, il faut savoir ce qu’elle a été parmi nous, le rôle