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merci les nouveaux détenteurs du pouvoir, leur arracher les premières places, et quand toutes les fonctions vacantes étaient distribuées, changer de langage, se faire délateurs, employer leur activité à multiplier les dénonciations, exaspérer à ce point les fonctionnaires qu’ils poursuivaient que la consigne était donnée de leur fermer les portes du ministère. C’est en de tels jours que M. Thiers, obsédé de sollicitations, s’écriait du haut de la tribune : « Savez-vous ce qu’est un fonctionnaire carliste ? C’est un fonctionnaire dont on veut la place. » Mot éternellement vrai que rajeunissent les accusations intéressées de notre temps, et bien fait pour peindre le mouvement d’ambition individuelle qui menace de mettre en coupe réglée les fonctions publiques.

Telle est la cause première du mouvement. Ce n’est pas la seule. Il ne servirait à rien de le dissimuler : entre la magistrature et le gouvernement populaire il y a plus que des malentendus. La démocratie, dans ses premières expansions, a horreur de tout ce qui ressemble à un frein. Comme l’écolier échappé du lycée au premier jour, si longtemps attendu, des vacances, et fuyant jusqu’à la vue du maître d’étude, le peuple en cours d’émancipation ne peut tolérer ce qui le rappelle à la règle. Le juge lui représente tout un passé de châtimens et d’expiations. Dans sa jouissance de se sentir libre, la foule se croit affranchie de tout joug, elle rêve une liberté sans limites, une existence sans travail, et des ressources obtenues sans peine. Au milieu des chimères d’un âge d’or dont les flatteurs ne cessent à chaque révolution de dérouler le tableau, la vue du gendarme, le souvenir du juge, en ramenant le peuple aux sévères réalités de la vie, chasse tout d’un coup les illusions et produit sur son esprit de violentes et douloureuses secousses. Il voudrait en vain ressaisir ses rêves ; mais le tribunal est là, débout : c’est le bras vivant de cette société qu’on pensait réformer. Encore un mouvement, un geste, un cri, et on sera mené comme autrefois devant le juge ; la prison, la plus dure des réalités, est toujours prête à ouvrir ses portes. Il n’est aucune émeute en notre pays qui n’ait tenté de se jeter sur les prisons. Le juge est aussi odieux qu’elles, et comme nos révolutions ont appris à la foule qu’en certains temps elle pouvait devenir maîtresse des lois, comme le roman, le théâtre, et je ne sais quelle école historique digne de l’un et de l’autre, lui ont enseigné que l’ancien régime avait disparu par une suite de coups de théâtre, elle appelle de ses vœux quelque changement à vue qui, en abolissant la misère, supprime le crime, réhabilite le condamné et mette de côté le juge devenu inutile en ce nouvel Éden.

Ainsi les magistrats ont contre eux les appétits de ceux qui pensent devenir leurs collègues, et les passions aveugles de ceux