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à des crises nouvelles par des réhabilitations dangereuses. L’opinion, sans être encore profondément remuée avait des dispositions à se laisser agiter, d’autant plus que, par une fatale coïncidence, pendant ces dernières années, les crimes, les accidens lugubres, les actes de corruption se succédaient. D’anciens ministres, des pairs de France mis en jugement pour des trafics de conscience ou pour des meurtres, des ambassadeurs se coupant la gorge ou atteints de folie, on voyait en peu de temps défiler ces scènes qui pouvaient être représentées comme les signes du déclin d’un régime.

Tout se réunissait, de sorte que sous l’apparence du calme, de l’ordre maintenu, de la prospérité matérielle, les élémens de trouble semblaient s’accumuler. Le ministère avait sa majorité, il pouvait défier ses adversaires dans le champ clos parlementaire ; il y avait dans la réalité assez de symptômes inquiétans, assez de griefs pour donner raison à l’opposition. Une vague appréhension régnait. Un des observateurs les plus profonds, les plus pénétrans des grandeurs et des misères de la démocratie, Tocqueville, ne craignait pas de dire aux premiers jours de 1848 : « Pour la première fois peut-être depuis seize ans, le sentiment, l’instinct de l’instabilité, ce sentiment précurseur des révolutions, qui souvent les annonce, qui quelquefois les fait naître, existe à un degré très grave dans le pays… Je crois que les mœurs publiques, l’esprit public sont dans un état dangereux ; je crois de plus que le gouvernement a contribué et contribue de la manière la plus grave à accroître le péril… » Et M. Thiers, à son tour, non devant les chambres, mais dans une conversation familière, disait au même instant : « Le pays marche à pas de géant à une catastrophe qui éclatera ou avant la mort du roi, si le prince a une vieillesse longue, ou peu après… »

Est-ce à dire qu’il y eût réellement des raisons suffisantes de révolution, et que la « catastrophe » prévue par M. Thiers ne pût être évitée ? Oh ! sûrement, si on avait su, si on avait pu lire dans l’avenir, on aurait réfléchi, on se serait arrêté à tout prix ; on se serait dit que rien ne valait de se jeter encore une fois dans l’inconnu. Cette monarchie de 1830, elle avait assez fait, elle avait répandu assez d’idées et d’habitudes libérales dans le pays, elle avait donné à la France une position assez respectée pour pouvoir se défendre par ses œuvres, pour mériter de vivre. Elle offrait, par la flexibilité de ses institutions, tous les moyens de réparation, de redressement et de progrès mesuré. Il suffisait de prendre quelque patience, de redoubler au besoin d’efforts pour rallier l’opinion, — à la dernière extrémité, d’attendre la fin du règne ! mais il y a des momens où les affaires humaines échappent à toute direction, à toute prévoyance, et où les gouvernemens, pour ne pas vouloir des réformes, les oppositions, pour ne pas savoir les attendre, courent à la