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situation singulièrement faible parce qu’elle reposait sur une fiction du système constitutionnel altéré par la prépotence royale et sur une idée spécieuse ou dangereuse. Le roi avec son esprit expérimenté, M. Guizot, avec son intelligence supérieure, le prince et le ministre étaient dupes d’une méprise. Ils avaient la superstition du « pays légal, » de la majorité. Ils se croyaient invulnérables et invincibles tant qu’ils avaient pour eux le scrutin. Ils avaient le dédain de toute extension de droits, de toute réforme, sans prendre garde qu’avec ces idées ils rétrécissaient la vie publique aux proportions d’un ordre factice, qu’en s’enfermant dans le cercle d’une stricte légalité qu’ils refusaient d’élargir, ils ne tenaient compte ni de la marche du temps, ni des générations nouvelles, ni des nécessités du progrès le plus modéré.

Qu’en résultait-il ? C’est qu’en dehors de cette vie légale plus ou moins artificielle, il se formait par degrés une sorte de vie extérieure incohérente où refluaient tous les mécontentemens, toutes les défections, toutes les impatiences d’opinion ou d’ambition. Ce que l’opposition vaincue dans le parlement désespérait d’obtenir par le jeu régulier des institutions, ce qu’elle demandait en vain, on croyait pouvoir le conquérir par l’agitation hors du parlement, par l’alliance de toutes les forces ennemies. Le ministre de l’intérieur, M. Duchâtel, qui avait cependant de la clairvoyance et de l’habileté, opposait aux promoteurs de la réforme électorale le calme du pays, qui restait indifférent parce qu’il était « heureux et prospère ; » il déployait toute son ironie contre des projets qu’il représentait comme une a spéculation de quelques ambitieux qui veulent des portefeuilles. » A ces sorties dédaigneuses qui ressemblaient à des défis on répondait par la campagne des banquets réformistes agitant la province, par cette campagne à laquelle M. Thiers refusait de s’associer, mais où figuraient quelques-uns de ses amis, quelques-uns des chefs de l’opposition parlementaire. Le trouble avait cessé d’être dans la rue, il n’y avait pas reparu encore, — il était dans les esprits ; il se manifestait par la confusion croissante des idées, par une certaine anarchie morale, par les prédications et les romans socialistes, par une recrudescence d’ardeurs et de fantaisies révolutionnaires, — et chose curieuse ! un des plus impatiens, un des plus audacieux dans ce mouvement nouveau, c’était la plus privilégié des génies, astre errant de la politique, Lamartine lui-même ! C’était Lamartine, qui, après avoir livré des batailles pour la prérogative royale, passait du camp conservateur à l’opposition modérée, de l’opposition modérée à l’opposition radicale et républicaine. Il avait pour lui seul des banquets où il semblait défier l’orage. Il écrivait ce livre des Girondins, roman coloré, pathétique et décevant des jours sinistres, manifeste de révolution préludant