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Constantinople, la France ne faisait que suivre sa politique traditionnelle et elle se trouvait d’accord avec les autres puissances, sauf la Russie. Par la vivacité avec laquelle elle s’attachait en même temps à la cause de Méhémet-Ali, elle prenait une position particulière qui la séparait des autres puissances, surtout de l’Angleterre. La France, avec plus d’entraînement d’imagination que de réflexion, mettait une sorte d’intérêt ou de point d’honneur national dans la protection du vieux pacha victorieux ; elle rêvait pour lui, non-seulement l’hérédité de l’Égypte, qui n’était guère contestée, mais aussi la possession de la Syrie, de Candie. L’Angleterre représentée par lord Palmerston, et toujours jalouse au sujet de l’Égypte, entendait plutôt réduire l’orgueil et limiter les ambitions du vice-roi. C’était la fissure par où la Russie pouvait pénétrer entre l’Angleterre et la France. Impatiente avant tout de dissoudre ou d’affaiblir l’alliance des deux nations de l’Occident, la Russie ne négligeait rien pour flatter lord Palmerston dans ses préventions, pour capter la politique anglaise par ses concessions. A Vienne et à Berlin, on devait plus ou moins accepter ce qui serait décidé entre Pétersbourg et Londres. Il en résultait un double mouvement : d’un côté, la France suivant sa politique égyptienne, faisant sa propre cause de la cause de Méhémet-Ali ; d’un autre côté, l’Angleterre, la Russie, l’Autriche, la Prusse tendant à se rapprocher entre elles par des raisons différentes, toujours prêtes à s’entendre avec la France, mais disposées aussi à en finir au besoin sans la France. C’était le double travail qui se poursuivait dans l’obscurité des négociations depuis la bataille de Nezib, qui n’excluait pas sans doute encore toute conciliation, qui pouvait néanmoins conduire à d’irréparables scissions.

C’est dans ces termes que M. Thiers, arrivant au pouvoir, avait reçu la question : il la trouvait assez avancée, et ce qu’il y avait de clair dans tous les cas, c’est que, si la situation était difficile, même un peu compromise, M. Thiers n’y était pour rien. La politique d’engouement égyptien n’était pas son œuvre exclusive. Cette politique qu’il adoptait sans doute pour son compte, qu’il recevait aussi de ses prédécesseurs, du parlement, de l’opinion, il la suivait sans impatience, comptant un peu sur le temps et sur la force des choses, d’accord avec M. Guizot, pour ne rien brusquer. Bien loin de se séparer de l’Angleterre, de vouloir lui donner des griefs, il était plus que tout autre l’homme de l’alliance anglaise, qu’il glorifiait à la veille de son avènement du 1er mars. Cette restitution de la dépouille de l’empereur qu’il obtenait du cabinet de Londres, il la représentait comme le signe éclatant de la fin des vieilles animosités entre les deux pays, et jusqu’au dernier moment, durant cet été de 1840, il était un médiateur cordial, empressé dans un